Le Grand Bazar de la Charité occupe à présent tous les esprits, ceux qui le préparent et ceux qui remuent ciel et terre pour figurer parmi les invités à ce rendez-vous de l'aristocratie. Présidé par son Altesse Royale la Duchesse d'Alençon, il se tient cette année 17 rue Jean-Goujon, sur un terrain vague. Pendant plusieurs semaines, de très nombreuses oeuvres de charité s'y succèdent à tour de rôle. Chacune a son comptoir sous la responsabilité d'une dame patronnesse. La Duchesse de Rohan a le sien, bien sûr, comme la majorité de ses amies, très conscientes de leurs devoirs envers les malheureux, à une époque où il n'y a que la charité pour répondre à leur détresse et à la misère sociale.
Le lundi 3 mai, veille de l'inauguration officielle, le Grand Bazar ouvre ses portes. Henriette d'Hinnisdâl et Marie, flanquées d'Alice Keller, entrent avec les dames patronnesses dans le hangar converti en rue médiévale. Les stands sont installés dans des échoppes à auvents, surmontées d'enseignes pittoresques : À La Tête Noire, Au Pot d'Étain, À La Tour de Nesle, À La Truie qui File, À la Belle Ferronnière. La façade d'une église gothique, que l'on croirait en pierre, ferme le grand hall. Marie reconnaît l'un des succès de l'exposition du Théâtre et de la Musique, "rue du vieux Paris", racheté pour une bouchée de pain. Puis, tout à fait anachronique en ces lieux, caché par une toile goudronnée, l'appentis qui abrite «la plus merveilleuse découverte du siècle» : le cinématographe. Pour cinquante centimes, on verra des personnages s'agiter et gesticuler comme s'ils
étaient vivants, un train entrer en gare et une scène d'une irrésistible drôlerie, L'arroseur arrosé.
Assistée d'Henriette d'Hinnisdâl, Marie reçoit les divers objets qui affluent au nom de sa mère, clouée au lit par une nouvelle crise de douleurs lombaires, et les dispose de façon agréable pour attirer les "clients". Elle passe aussi à la « boutique» de sa future tante, la Duchesse de Mouchy qui l'a priée de se joindre à son équipe de vendeuses. Pas le temps de bavarder, à peine celui de plonger dans une révérence devant la Duchesse d'Alençon.
Avant le soir, tout est en place dans le fragile édifice en bois de sapin : les stands tendus d'andrinople, les décors de feuillage artificiel entre les échoppes de carton-pâte, les draperies sur les cloisons de toile, le long vélum jaune qui dissimule le plafond. Rien ne manque. Les tubes d'oxygène et les bonbonnes d'éther du cinématographe, indispensables à l'alimentation de la lampe de projection, sont entreposés à proximité de tant de matériaux inflammables. La tragédie se prépare, inexorable. Les figurants sont là, le monocle vissé sur l'oeil, jouant de la canne avec une élégante nonchalance. Les figurantes, coiffées de plumes ou d'aigrettes, s'activent dans un déploiement d'organdi, de mousseline, de tulle. Chacun s'affaire vers son destin, la terrible prophétie de Mlle Couédon est en marche.
Miraculeusement, rien ne se passe comme prévu chez les Rohan. Le mardi 4, Herminie est toujours incapable de bouger, avec ou sans corset. Pour la première fois, elle se fera remarquer par son absence dans la rubrique Charité du Figaro. Quant à Marie, épuisée par le marathon de la veille ajouté aux exténuants essayages, elle est saturée de cette succession de ventes et de galas. Si encore le snobisme ne se mêlait pas à la charité, si encore ces manifestations lui donnaient l'occasion d'apercevoir, de temps à autres, une tête inconnue.., mais où qu'elle aille, c'est toujours le même défilé, dans le même univers sans surprise, le même ennui qui la submerge. Elle prétexte un rendez-vous avec Lucie de Vogüé, au début de l'après-midi, pour ne rejoindre l'obligeante Henriette qu'au moment de la bénédiction du nonce prévue pour quatre heures.
Il semble que rien ne peut empêcher Marie de marcher vers le piège mortel qui fera près de cent cinquante morts. C'est sans compter sur ses péchés mignons. Bavarde comme une pie, inexacte, désordonnée... « Un vrai miracle si on lui trouve un mari », grommelait son père, il y a peu encore.
Lorsqu'elle retrouve Lucie de Vogüé chez une amie, avenue d'Antin, à deux pas de la rue Jean Goujon, elle a déjà un sérieux retard sur son programme. Elle ne le réalise pas vraiment car elle a égaré sa jolie montre d'émail rose et de brillants en pendentif, cadeau de sa future belle-mère... Quand Marie et Lucie sont ensemble, elles s'abandonnent à des jacasseries sans fin dont se moquent leurs familles, et cela depuis leur tendre enfance. Lorsque, de surcroît, l'une d'elle vient de se marier, elles ont assurément beaucoup de confidences à se faire. Lucie osera-t-elle aborder les sujets interdits et éclairer son âme-soeur sur les mystères du mariage? Rien de moins sûr. Un gouffre sépare une femme avertie d'une ignorante jeune fille et
la toute nouvelle Comtesse de Vogüé est trop bien élevée pour le franchir impunément. Entre cour et jardin, les bruits de la ville leur parviennent très étouffés. Lorsque, dans un grondement sourd, les premières voitures rouges, emportées par six percherons, s'engouffrent dans la rue et que le hurlement des trompes déchire l'air, elles sont à mille lieues de penser que tous les pompiers de Paris convergent vers le Bazar de la Charité. Après avoir béni la foule, le nonce s'est à peine retiré qu'un incident survient dans le réduit du cinématographe. Quelques gouttes d'éther répandues sur le sol par mégarde, une allumette que l'on gratte pour mieux surveiller le délicat remplissage de la lampe... et c'est l'explosion. L'incendie se déclare aussitôt, enflamme le vélum du plafond, les toiles goudronnées. Instantanément, le tout est transformé en une immense nappe de feu qui s'abat sur les vendeuses et les visiteurs. Le Bazar de la Charité n'est plus qu'un monstrueux brasier dévorant tout à la fois, les tentures, les boiseries résineuses, les parois de toiles peintes, les châssis des décors, les planchers, et une foule hurlante de mille deux cents personnes pressées coude à coude, qui se débat avec sauvagerie, traquée, prise au piège. Quinze minutes après le début de l'incendie, ce qui demeurait du Grand Bazar s'écroule en débris fumants. Les derniers cris se sont tus.
Marie est épargnée. C'est un miracle qu'elle doit à une longue et ancienne brouille avec l'exactitude et une fâcheuse manie de semer ses affaires à tout vent. A commencer par sa précieuse montre... Qui osera encore le lui reprocher?
A cinq heures seulement, elle se décide enfin à prendre le chemin de ses obligations vertueuses. Elle est surprise par la foule qui se bouscule avenue d'Antin et les embarras de la circulation. Une colonne de fumée obscurcit le ciel et les voitures de pompiers ne cessent d'affluer. Danto et Alice Keller, le visage décomposé par l'épouvante, se précipitent à sa rencontre: «Rentrons vite mademoiselle, le Bazar de la Charité vient de brûler. Il s'est passé des choses atroces, mais nous n'en savons pas plus, on ne peut approcher, la rue Jean-Goujon est barrée, les pompiers déversent toujours de l'eau sur les décombres ».
Que pense Marie en se faisant reconduire chez elle aussi rapidement que le permet le trot accéléré des chevaux? Rongée d'angoisse, elle cherche à se souvenir à quelle heure elle avait donné rendez-vous à Lucien et à ses frères et soeurs... Etait-ce à quatre heures, était-ce plus tard? Elle ne sait plus rien, sauf que le désespoir ou le soulagement se jouent à quelques minutes près. De quoi perdre la raison. L'image d'Henriette d'Hinnisdâl se met à tournoyer dans sa tête : Henriette qui l'appelle au secours, Henriette prisonnière des flammes tandis que la terrible prophétie de mademoiselle Couédon lui revient à l'esprit:

«Près des Champs-Elysées,
Je vois un endroit pas élevé,
Qui n'est pas pour la piété,
Mais qui en est approché.
Dans un but de charité,
Qui n'est pas la vérité.
Je vois le feu s'élever,
Et les gens hurler,
Des chairs grillées,
Des corps calcinés,
J'en vois par pelletées. »

Marie n'est pas près d'oublier cette matinée de bienfaisance au profit des «Cercles catholiques d'ouvriers », en mars, chez la Comtesse de Maillé où se produisait une jeune voyante. Drapée dans une sorte de tunique grecque, les cheveux épars, les yeux dilatés par l'horreur de sa vision, chancelante, "l'inspirée
articulait lentement ces effrayantes paroles. L'auditoire frissonne, il est avert qu'elle entre en communication directe avec l'archange Gabriel. Par sa bouche,
l'archange avait aussi ajouté aux «pelletées» de morts, celle d'un Prince de sang.
La nouvelle du drame ne l'a pas devancée boulevard des Invalides. Elle a atteint plus vite les quelques demeures d'avant-garde qui disposent déjà du tek phone. Pour une fois, Marie n'a pas à regretter le conservatisme de son père, l enclin à utiliser ce dernier jouet à la mode, aussi onéreux qu'inutile et sans k moindre avenir... Elle retrouve Lucien, Anne, Josse, Françoise et Jehan, réuni autour d'Herminie, prêts à partir pour le Bazar.
Le Duc fait aussitôt atteler et les domestiques partent déposer en ville billets écrits à la hâte. La longue attente commence. Herminie donne le signal de la prière. A genoux dans sa chambre, figée par l'émotion, la famille récite le let Deum pour remercier Dieu de les avoir tous épargnés et le De Profundis pour 1e. «martyrs de la charité»
Toute la soirée, c'est un va-et-vient de calèches et de fiacres, des billets partent, d'autres arrivent, succession de nouvelles, parfois rassurantes, le plus souvent terribles. Aucun mort ou brûlé n'est à déplorer chez les Rohan et les Murat. La Duches de Mouchy, que la chaleur incommodait, avait quitté le Bazar derrière le nonce afin de respirer un peu d'air frais... Mme Greffulhe mère a été sauvée par son va3 t de chambre, la Duchesse d'Uzès s'est échappée de la fournaise en se glissant parc une petite porte donnant sur un terrain vague mais on n'a pas retrouvé le coqs de sa belle-soeur, la Comtesse d'Hunolstein ni celui de la Duchesse Ait milieu des débris humains noirs et tordus comme des sarments de vigne on cherche encore ce qui reste de la Comtesse Louis de Luppé et d'Henriette d'Hinnisdal. Jusqu'à l'aube, on continue à égrener la liste des disparus. La plupart sont des intimes : la Marquise de Maison, Mme de Saint-Ange, la Baronne de VatimesniL, les deux filles du Comte de Chevilly, la Comtesse Albéric de Moustier, la Baroac de Saint-Didier et sa femme de chambre,
tombée aux côtés de sa maîtresse paralysée, pour avoir tenté de la traîner vers la sortie, la Vicomtesse de Bonneval,
la Mère supérieure des Petites Soeurs de Saint-Vincent-de-Paul,
et tant d'autres femmes encore, des jeunes filles, des enfants. Peu d'hommes, cinq corps seulement..
Il y en avait pourtant bien une centaine, en ce début d'après-midi, à papillonner autour des héritières. Par quel moyen ont-ils réussi à sortir aussi vite? On dit que les pommeaux de cannes s'étaient distingués pour se frayer un passage hors de l'enfer. Rumeurs déshonorantes qui circulent déjà et qui feront les gros titres de la presse dès le matin. A l'aube, on compte cent quinze morts, les grands brûlés sont transportés à l'hôpital Beaujon et les restes des victimes, déposés au Palais de l'Industrie. A six heures, les familles seront autorisées à venir reconnaître leurs proches dans cette macabre exposition d'étoffes brûlées, de corps que le feu a tordus, rabougris, rapetissés, et de têtes carbonisées où seules les dents restent visibles.
La prophétie de Mademoiselle Couédon s'est donc réalisée. Elle finira de convaincre les incrédules lorsque le vieux Duc d'Aumale, en séjour dans son palais de Zucco à Palerme, succombera à une crise cardiaque, après avoir reçu la nouvelle de la fin tragique de la Duchesse d'Alençon, cette nièce qu'il chérissait. Le quatrième fils de Louis-Philippe, héros de la prise de la smala d'Abd-el-Kader, sera la dernière victime du Bazar de la Charité. «Je vois mourir aussi un Prince de sang », avait murmuré la voyante au bord de la syncope.