L'affaire des déserteurs sur la port de Casablanca ....

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Le samedi 26 septembre 1908 arriva à Paris une brève dépêche du Maroc qui causa quelque émoi : elle annonçait en termes laconiques que six soldats de la légion étrangère du général d'Amade avaient tenté de déserter la veille, à Casablanca, sous la protection du vice-consul d'Allemagne. Reconnus par (les marins français de service au port, les six déserteurs avaient été arrêtés au moment précis où ils allaient s'embarquer pour gagner le large; niais une bagarre s'était produite au cours de laquelle les marins, disait-on, avaient été bousculés par le vice-consul d'Allemagne et le vice-consul d'Allemagne avait été menacé par le revolver d'un des marins.           -

Il y a, au cour de toutes les foules, une sorte de pressentiment qui se produit parfois et qui leur fait instantanément deviner la gravité d'un acte ou le péril d'une situation : lorsque, le samedi 26 septembre, on connut dans le public l'incident que nous venons de conter, chacun eut l'intuition qu'il était sérieux, qu'il allait entraîner d'inquiétantes discussions diplomatiques et qu'il serait peu aisé à régler. L'instinct populaire flairait un danger. L'instinct populaire rie se trompait point.

Dès le lendemain de l'arrivée de la nouvelle, le mystérieux chef d'orchestre qui, en Allemagne, donne le ton à la presse, levait son bâton et un concert de notes menaçantes résonnait aussitôt par delà le Rhin.

« L'acte des marins français est une provocation, écrivait le gouvernemental Lolcalanzeiger ». « C'est une offense flagrante, s'écriait l'agrarienne Deutsche Tageszeitunq, et il faut qu'on relâche immédiatement les six prisonniers. Comment ne sont-ils pas déjà en liberté ? » « Ce n'est pas la premièrë fois que les Français outrepassent leurs droits, ajoutait la radicale Freisinnige Zeitung. » Et, enfin, l'officieuse Gazette de Cologne publiait un communiqué du gouverement conçu en termes comminatoires : « Il n'y a pas de doute, disait ce communiqué, que l'attitude des soldats français envers les fonctionnaires du consulat allemand à Casablanca a été complètement contraire au droit et QU'IL N'Y A PAS D'EXCUSES ni pour les menaces, ni pour les violences dont ces dits fonctionnaires furent l'objet... Aussi, l'affaire sera-t-elle traitée par l'Allemagne avec l'énergie justifiée par les circonstances et parla gravité des actes commis... »

Cependant, tandis que ces menaces étaient proférées en Allemagne, on recevait en France de nouveaux détails sur l'incident et l'on apprenait avec étonnement comment les faits s'étaient passés.

Tout d'abord, il était acquis que, depuis plusieurs mois, une véritable agence de désertion s'était fondée à Casablanca, sous la protection et avec l'appui du consulat allemand. Une petite maison avait été louée par un nommé Sievers, qui se disait correspondant de la Gazette de Cologne, et, dans cette maison, les soldats du général d'Amade, désireux de s'enfuir, trouvaient toujours un gîte, de l'argent, des vêtements, et... des conseils. Ainsi, tandis que la France envoyait des hommes combattre au Maroc pour la cause de toutes les nations civilisées, l'Allemagne, elle, s'occupait d'organiser parmi ces hommes la débandade et la trahison !...

On apprit, ensuite, que sur les six déserteurs auxquels s'intéressait si vivement le gouvernement de Berlin, trois au moins n'étaient pas de nationalité allemande : un certain Malepa était Russe, un nommé Greci était Autrichien, un autre encore était Suisse. Cependant, le consul d'Allemagne avait étendu sur tous la protection impériale, comme le témoignait le laissez-passer suivant, rédigé en français, sur papier à en-tête du consulat allemand, revêtu du cachet officiel :

« M. Just, chancelier du consulat d'Allemagne, est chargé d'embarquer les six personnes qu'il accompagne.... » Casablanca, le 25 septembre 1908.

» Le consul impérial d'Allemagne, » LUDERITZ. »

Ce papier, au moment de la bagarre, avait été exhibé par le chancelier du consulat au capitaine français du port, M.le lieutenant de vaisseau Tournemire, qui l'avait placé machinalement dans sa, l’avait ensuite remis au général d'Amade. Ainsi l'on avait la preuve écrite que l'Allemagne entendait favoriser l'évasion non seulement de légionnaires d'origine germanique, mais encore de légionnaires d'autres nationalités qu'elle entendait protéger contre la France, non seulement des Allemands, mais même des Polonais, des Autrichiens et des Suisses !...

Enfin l'on apprit que non seulement les fonctionnaires allemands du consulat n'avaient pas été frappés, ni menacés, mais que c'étaient eux qui avaient frappé et menacé des marins français. Dans le rapport qu'il a dressé de l'incident M. le commissaire de police Dordé a relaté avec une saisissante précision tous le détails de cette scène : « M. Just, écrit-il appela une barque retenue d'avance et  descendit la rampe du port suivi par un mokhazeni et par les déserteurs. Mai deux caporaux légionnaires, de service à la Marine, reconnaissant les déserteurs, voulurent les arrêter. L'un d'en appréhende Malepa. Aussitôt intervient M. Just qui, saisissant par derrière les deux poignets du caporal, lui fait lâcher prise... »

Tous se précipitent dans la barque et se préparent à gagner le large... Mais à peine M. Just avait-il pris place, le dernier, dans l'embarcation que celle-ci, mal manoeuvrée par les rameurs, qui ne savaient s'ils devaient s'éloigner ou revenir, chavirait et était jetée par une vague sur le mur du quai. Alors interviennent (les marins, témoins de l'incident, qui arrêtent les légionnaires. Le capitaine du port, lieutenant de vaisseau Tournemire, se met à l'eau pour couper la retraite à Malepa qui tentait de gagner le large à la nage, et le ramène à terre. Là, il troue M. Just qui lui remet le papier dont nous donnons le fac-similé. Le capitaine Tournemire refuse de discuter.

« M. Just, furieux, voulut alors empêcher les marins français d'arrêter les déserteurs... Il frappa d'un coup de poing à la tête le marin Klein, qui tomba à terre, et repoussa brutalement un second marin qui, pour ne pas tomber, fut obligé de se cramponner aux vêtements du chancelier. Les marins ne répondirent pas aux coups. Cependant, hors de lui, M. Just leva, la main sur l'enseigne de vaisseau de Soria qui accourait et qui, pour tenir le chancelier en respect, dut sortir son revolver... »

Et, pendant ce temps, le mokhazeni du consulat d'Allemagne, qui est intervenu, s'escrime contre nos marins avec la canne de M. Just...

Ainsi, là encore, les faits se retournaient contre les Allemands : il y avait bien eu, sur la plage de Casablanca, des violences, des menaces, des coups, mais c'étaient les Français qui en avaient été les victimes !...

Quand tout cela fut connu à Paris, il y eut comme un sursaut spontané et général de la fierté nationale : le bon droit, la bonne foi de la France étaient si manifestement évidents qu'à moins de déchoir à tout jamais il semblait impossible qu'on pût les incliner devant les menaces germaniques. M. Clemenceau traduisait donc le sentiment unanime du pays lorsqu'il déclarait nettement à ses intimes : « Il y a une chose que les Allemands ne me feront jamais faire : c'est de leur offrir des excuses ! »

Et, de fait, les Allemands ne commencèrent pas par demander des, excuses. Ils ne demandèrent même rien du tout au début. Après quelques mesures de tumultueux grondement, le chef d'orchestre avait, à Berlin, baissé son bâton et la presse  d'outre-Rhin était devenue silencieuse comme un auditoire de Wagner. Seul, le mugissement des Balkans déferlait le long des gazettes germaniques et quâncT, dans les premiers jours d'octobre, M. Pichon demandait au baron de Lancken, chargé d'affaires d' Allemagne à Paris, s'il lui plaisait de parler de l'incident de Casablanca, ce dernier lui répondait

— Rien ne presse !... Mieux vaut,- pour le montent, laisser tomber l'affaire. Alors, au bout de quinze jours, chacun respira, et le ciel diplomatique qu'avait obscurci une lourde nuée d'orage redevint serein...

Ce n'était pourtant qu'une éclaircie et, brusquement, le 20 octobre, la bourrasque éclata.

Ce jour-là, M. le prince de Radolin, ambassadeur d'Allemagne à Paris, qui rentrait de vacances et venait de reprendre son poste, s'en alla trouver M. Pichon au quai d'Orsay et lui déclara :

— D'ordre de mon gouvernement, je dois vous prévenir que l'Allemagne réclame que des regrets lui soient exprimés pour la conduite des marins français à l'égard des agents consulaires allemands...

Presque au même momen., M. le prince de Bülow tenait à Berlin un langage identique à M. Jules Cambon, ambassadeur de France; et, comme le représentant de la République répondait par un refus très catégorique. M. de Bülow laissait entendre qu'il ne serait pas impossible, dans ce cas, que l'empereur Guillaume rappelât son ambassadeur de Paris...

L'heure était vraiment solennelle. Déjà, en 1905, on avait connu des minutes semblables ; mais alors un vent de panique s'était levé qui avait tout balayé sur son passage, et un ministre qui, depuis sept ans, était le maître absolu et discrétionnaire de la politique extérieure de la France, avait été emporté dans la tourmente. Allait-on voir de nouveau se lever le même vent terrible ? Allait-on céder encore une fois à l'injonction de l'Allemagne

M. Clemenceau se maintenait sur son terrain.

— Des excuses, jamais

Le monde entier s'assemblait au bruit de la querelle et formait autour de la France et de l'Allemagne une galerie attentive : de cette galerie se détachait chaque jour un spectateur prêt à se transformer en combattant aux côtés de la France. Sir Francis Bertie, ambassadeur d'Angleterre, venait un jour aviser officiellement le gouvernement de la République qu'il pouvait compter sur l'entier appui du Royaume-Uni, et M. de Nélidov, ambassadeur de Russie. venait le lendemain affirmer la sympathie et ïa soLdarité de l'empire allié

Cependant, l'Allemagne insistait toujours pour qu'à défaut d'excuses, la France formulât des regrets.   Dès le début de l'affaire, l'Allemagne avait  un jour suggéré qu'on fît trancher le différend la par cour arbitrale de la Haye et, séance tenante,la France avait acccepté la proposition. Seulement, à Berlin on voulait, à toute force, avant de se présenter devant le tribunal,signer un protocole, et c'est sur le texte de ce protocolequ'on discuta huit jours durant .

Désireuse de donner    une dernière preuve de conciliation ....     

Laissons la suite à "l'Illustration N°3431  p. 357

Quelques documents d'époque ...