La résistance au sein des organisations de jeunesse (« Ce qui reste de Vichy »  par Jérome Cotillon)

Plus généralement, il a existé une résistance civile pétainiste s'est dévelop­pée dans l'orbite d'organismes vichystes bien spécifiques, èssentiellement autour des organisations de jeunesse et de prisonniers.

Nous avons déjà eu l'occasion d'évoquer la grande variété de structures dévolues à la jeunesse. Sans détailler l'attitude de chacune vis-à-vis de l'oc­cupant et du régime, on peut examiner un instant trois d'entre elles: les Chantiers de Jeunesse, les Compagnons de France et l'École nationale des cadres d'Uriage.

Les Chantiers de Jeunesse

S'agissant des premiers, il convient de rappeler qu'ils s'inscrivent dans le droit fil de la politique de la jeunesse du régime vichyste. Palliant l'interdiction du service militaire et répondant aux visées d'encadrement des jeunes, ils sont également des centres de formation professionnelle et morale, des écoles d'entraînement physique et « viril». Placés sous l'auto­rité du très pétainiste général Joseph La Porte du Theil, ils sont encadrés par des officiers et des sous-officiers d'active qui dispensent pêle-mêle bonne parole maréchaliste et formation paramilitaire. Jusqu'en 1942, les chantiers demeurent extrêmement bien tenus par le gouvernement, mais les Allemands, conscients du danger que représentaient à terme ces trou­pes en gestation, en décapitent la direction, La Porte du Theille premier, qui fut arrêté et déporté en 1943. Les anciens ou les jeunes des Chantiers commencent alors de rejoindre la résistance armée. À commencer par la hiérarchie soumise à de nombreuses défections à l'exemple du commis­saire Xavier de Virieu, responsable de l'École régionale de Collonges, qui préfère démissionner en janvier 1943 et rejoindre Segonzac au sein de l'École d'Uriage clandestinement reconstituée. L'hémorragie est particu­lièrement mal garrottée en Afrique du Nord où plus de trente mille de ces hommes, à commencer par la plupart des cadres des Chantiers, ont rejoint l'armée d'Afrique, essentiellement sous l'impulsion de leur chef, le colonnel van Ecke, un homme de Vichy lié au 5e Bureau qui présidera à la créa­tion du « Groupe des Cinq» dont le rôle sera décisif dans la réussite du débarquement allié du 8 novembre 1942. S'il n'existe donc pas au sein des Chantiers de Jeunesse de réseaux ou d'organisations clandestines prop­res, ceux-ci ont dans leur ensemble fourni de gros effectifs à la résistance armée. Il en va de meme de l'autre mouvement de jeunesse vlchyste, les Compagnons de France.

Les Compagnons de France (Voir d'autres articles)

Orgamsation censée encadrer la jeunesse et en renforcer l'adhésion au chef de l'État français, les Compagnons ont, par rapport aux Chantiers de Jeunesse, une mission plus active et un dessein plus politique puisque leur vocation profonde est de servir d'instrument de propagande de la Révolution nationale. Nés en août 1940 sous l'impulsion d'Henry Dhavernas, ils doivent dispenser une formation humaniste, professionnelle et civique et s'inscri­vent dans une perspective tout à la fois sociale, personnaliste et anticapita­liste, mais également moraliste et réactionnaire. Diverses tendances s'y affrontent donc mais doivent être dépassées dans leurs oppositions par un commun élan révolutionnaire et unificateur initié et incarné par le maréchal Pétain en personne.

 

Derrière une apparente hétérogénéité doctrinale, tous partagent en réalité le même dessein d’œuvrer au redressement du pays. Inassimilables au scoutisme en ce que leur recrutement est plus populaire, ils connaissent une grave crise de croissance durant le printemps 1941 qui se résorbe avec l'en­trée en lice de Guillaume de Tournemire à leur tête, flanqué notamment, à son corps défendant, du philosophe proche des Nouveaux Cahiers Armand Petitjean. Celui-là gagne rapidement la légitimité de Chef compagnon, se signale par sa fidélité au maréchal Pétain et son hostilité à l'occupant. Il écarte ainsi ceux qui s'opposeraient à la constitution d'un mouvement réso­lument tourné vers la reprise du combat contre l'Allemagne, dont Pierre Corval, Jean Maze, Armand Petitjean et Louis Terrenoire, tous mis à l'in­dex de la rédaction du bulletin Compagnons. L'orientation devient stricte­ment favorable à la Révolution nationale, seule réponse politique à l'effondrement du pays car, comme l'écrivit Félix Gaillard dans le numéro de Compagnons du 1° septembre 1941, « nous avons perdu la guerre parce que nous avons voulu entreprendre une rénovation nationale avec un gouver­nement de partis».

Il y a donc au sein de la direction des Compagnons une ligne de partage laissant face à des hommes réputés plus proches de la collaboration des pétai­nistes de stricte obédience rassemblés derrière Guillaume de Tournemire. Maze ne déclare-t-il pas ainsi, à l'automne 1941, que l'expression « "le mouvement Compagnons n'est contre personne" est inacceptable»? Et d'ajouter que « Segonzac et tout le secrétariat général à la Jeunesse [est] le dernier endroit où l'on fait la Révolution nationale »29. Les ingrédients d'une nouvelle crise sont réunis. Elle éclate lorsque Jean Maze et Armand Petitjean, épaulés pour la circonstance par Gaston Bergery, décident d'user des Compagnons comme d'un vivier légionnaire, ce que Joseph Darnand envisage de plus en plus précisément pour la Jeunesse de France et d'outre-mer. Guillaume de Tournemire et Georges Lamarque, toujours favorables au régime, bénéficient en effet, en cette fin d'année 1941, du soutien sans faille du secrétaire général à la Jeunesse, Georges Lamirand.

Cependant les premiers cadres s'engagent dans la résistance active essen­tiellement à des fins de renseignement. La direction des Compagnons prend alors des contacts avec les réseaux déjà existants, dont Alliance, par l'inter­médiaire de Marie-Madeleine Fourcade et Georges Loustaunau-Lacau, et choisit progressivement le camp allié et la reprise de la lutte armée, à l'exem­ple d'un Jean-François Gravier, d'un André Aumonier ou d'un Georges Lamarque. Ce dernier entre du reste définitivement en résistance en août 1942 et conduit un grand nombre de Compagnons, au moment du débarquement nord-africain, à franchir la Méditerranée par le biais d'Alliance, comme le fera alors Pierre Poujade. Auparavant, dès le 29 novembre 1942, André Noël, alors en mission pour le compte du 2e Bureau de Vichy, était arrêté puis fusillé par les Allemands.

De son côté, Guillaume de Tournemire, plus exposé par sa position diri­geante, ne ménage pas moins ses efforts et cherche à développer ses contacts et ses soutiens. Il s'en ouvre même au maréchal Pétain qui le reçoit le 12 novembre 1942 et l'encourage dans sa démarche tout en lui recom­mandant d'agir avc prudenc..e L’entrée du mouvement en résistance s'accélère et se formalise par la création du réseau Druides rattaché par la suite à Alliance.

Organisme essentiel de la politique de la jeunesse du gouvernement vichyste tout comme les Chantiers de Jeunesse, les Compagnons connaissent une évolution qui participe pleinement de celle du régime pétainiste. La césure se situe ici indiscutablement à la fin de l'année 1942. L’entrée en résistance des hommes de Tournemire a été défendue en sous-main par Lamirand qui ne leur a jamais marchandé son soutien officiel. Cet exemple témoigne de ce qu'une résistance motivée par des sentiments germanopho­bes plus que par un rejet de l'État français ou, a fortiori, de la figure du maréchal Pétain, a existé au sein des structures de la jeunesse. L’exemple de l'École nationale des cadres d'Uriage rejoint ce mécanisme et en offre une autre preuve.

L'École nationale des cadres d'Uriage

Fondée puis dirigée par Pierre Dunoyer de Segonzac, l'École révèle cette ambivalence des choix comme l'ampleur des engagements résistants dans la fidélité à la personne du maréchal Pétain. Porteuse d'un idéal alliant à un humanisme proclamé un communautarisme bon teint conforme à l'orientation primitive du régime vichyste, l'École, fort empreinte du natio­nalisme maurrassien, conjugua les références au socialisme proudhonien et à celui, plus patriote et chrétien, de Péguy Accueillant tout à la fois les cadres des Chantiers, ceux des mouvements de jeunesse de Vichy puis venus de toutes parts, Uriage évolue en des termes semblables, dès la fin de 1941, vers une résistance à l'occupant et aux éléments du régime les plus conciliants à leur endroit, sans pour autant se dédire de son soutien au chef de l'État français et aux orientations idéologiques de la Révolution nationale. .

L’École d'Uriage entre cependant, au cours de l'année 1941 dans ce que Bernard Comte appelle la « dissidence morale ce qui signifie que, conscients de la disjonction entre les intentions de Vichy et ses moyens effectifs, les cadres préfèrent chercher d'autres moyens pour réaliser leurs buts tout en restant présents dans le régime. La résistance de l'École, qui n'émerge que très progressivement, est déjà en germe dans la politique de l'amiral Darlan, si contraire d'après Segonzac aux souhaits du chef de l'État fran­çais, et le renvoi de Weygand le 20 novembre 1941. D'emblée, ce foyer d'intense maréchalo-résistance extrait du bouillon vichyste la figure du Maréchal et l' œuvre première de redressement moral dans le respect du chef, de la hiérarchie et du communautarisme.

Les premiers contacts effectifs noués avec la résistance le sont notam­ment avec Henri Frenay, issu de la même promotion de Saint-Cyr que Dunoyer de Segonzac et alors voisin de chambrée de ce dernier, en juin 1941, un jour où l'amiral Darlan intervenait devant les cadres de l'École. Certains membres de la direction d'Uriage s'engagent rapidement aux côtés du futur mouvement Combat, comme Jean Violette qui en rejoindra l'armée secrète en 1942 ou Henri Lavorel. Mais ces démarches précoces et individuelles n'engagent pas encore Uriage elle-même. Le maréchal Pétain conserve un grand prestige auprès d'hommes dont la formation est fondée sur une certaine discipline militaire et l'observation stricte de l'autorité. Un divorce entre le gouvernement vichyste et l'opinion de la plupart des cadres s'opère toutefois au tournant de l'année 1941-1942 en raison principalement de la pusillanimité de la politique de «redressement» national de celui-ci, balancé par ses audaces collaborationnistes. Car la pierre d'achoppement demeure la question du nazisme et de la collaboration.

Pour autant, le basculement ne se fait pas sur le mode de la rupture: les diverses formes de résistance existant en 1942 n'ont pas l'heur de complaire aux équipes d'Uriage qui trouvent indécente la méconnaissance de l'œuvre déjà accomplie par le régime. Elles regardent en particulier dès les débuts l'exil londonien du général de Gaulle comme un manque à son devoir de soldat, comme une désertion, et son rejet implacable de l'autorité et de la personne du chef de l'État français comme une forfaiture. Les contacts avec les premières organisations résistantes sont donc assez diffus et frappés de suspicion vis-à-vis des gaullistes, eux-mêmes forts méfiants. Pierre Lefranc, qui effectua un stage à Uriage en juillet 1942, écrira par la suite: «Quant à l'action de Résistance, il [Segonzac] ne la condamnait pas mais aurait voulu qu'elle respectât le Maréchal.» Au vrai, le Vieux Chef d'Uriage ne prise guère la République, moins encore les forces, y compris à la faveur de résis­tances plurielles et dispersées, qui fragmentent l'unité et donc l'identité nationale. C'est pourquoi il plaide précocement en faveur d'une unifica­tion des différents courants, mouvements et organisations de résistance sans concéder à en rejoindre un quelconque en particulier.

Comme on l'a vu avec Frenay, Combat exerce un tropisme plus fort sur Segonzac et les cadres d'Uriage. Des liens existent ainsi entre eux et le bras droit de Guillaume de Tournemire aux Compagnons, Georges Rebattet, qui rejoint le mouvement Combat; d'autres se nouent ensuite avec Roger Stéphane en décembre 1942. Le mouvement d'Henri Frenay est avec Alliance, mais avant elle, prioritairement choisi par les associations et organisations de jeunesse vichystes à l'heure du basculement dans la Résistance. D'aucuns ont du reste vu dans le programme de Combat l'empreinte doctri­nale d'Uriage au point que certains historiens ont cru y déceler une « tona­lité vichys te »38. On retrouve pareilles convergences avec l'aRA, notam­ment par le biais du général Frère.

La philosophie de l'action de résistance prônée par Segonzac, soucieux de la préservation de l'unité nationale, admet l'autorité d'un Pétain chef de l'opposition à l'Allemagne sous le seul commandement de qui peut et doit se poursuivre la lutte. Ce préalable est intolérable aux yeux des gaullistes et des communistes. Pour autant, cela ne dissuade pas le réseau d'Uriage, une fois l'école supprimée le 1° janvier 1943 et ses cadres dispersés, de prendre une part active à la résistance. Dans les ultimes jours de 1942, les équipes se dotent d'une structure secrète et très imbriquée, fonctionnant par cercles concentriques autour d'un noyau central baptisé l'Ordre qui réunit une. bonne partie de la direction, du personnel d'encadrement, des responsables de secteur et des chefs régionaux. Une des originalités de cette organisa­tion naissante est le maintien de la stricte observance des règles en vigueur à l'École.

Segonzac n'ayant privilégié aucune organisation de résistance au moment de la fermeture précipitée de l'École laisse tout loisir aux anciens de choi­sir leur organisation comme la forme de leur engagement, préférant pour sa part œuvrer à l'unification des forces résistantes. L’ensemble des instruc­teurs de l'équipe décide de rester sous ses ordres4°. Un mandat d'arrêt est lancé contre lui le 22 janvier 1943 à Grenoble mais des complicités poli­cières lui permettent d'y échapper.

L’équipe de l'Ordre s'organise et agit dans toute la zone nord-alpine, menant dans un premier temps des actions de propagande, d'octroi d'em­plois le plus souvent de couverture, puis d'aide aux réfractaires au STO. Elle poursuit dans le même temps cette sorte d'introspection devant conduire chacun, y compris par la résistance, à la régénération de la communauté française et de l'homme nouveau. Encore semi-actives jusqu'au début de l'été 1943, les équipes d'Uriage passent à la vitesse supérieure lorsque le CNR et le CFLN sont formés et que se constituent les premiers maquis, par excellence théâtre d'opération familier des cadres d'Uriage. Un ancien stagiaire, le capitaine Alain Le Ray, prend la direction militaire du maquis du Vercors, cependant que Segonzac et Virieu concourent aux opérations de renseignement et de fourniture d'armes des services de Groussard en Suisse ou de l'ORA. Ils œuvrent enfin, en septembre 1943, à la fusion des armées de l'ORA et des mouvements dans la région de Lyon et des Alpes. Les uriagistes se développent alors dans toute la France, diffusent réguliè­rement des informations glanées clandestinement à Vichy et tissent des rela­tions tous azimuts, notamment avec les intellectuels résistants41. Segonzac lui-même circule fréquemment d'une zone à l'autre et rejoint Alger par l'Espagne en février 1944, laissant les clefs de l'Ordre à Beuve-Méry. Il en revient au mois d'avril sans être cependant parvenu à convaincre de Gaulle de la nécessité d'intégrer sans ambages les résistants encore loyaux envers le maréchal Pétain. Il est nommé commandant FFI de la zone sud du dépar­tement du Tarn après le débarquement en Normandie, libère sa zone, rejoint l'armée de Lattre et combat jusqu'en Alsace et dans les Vosges. Il a entre temps donné à ses troupes l'ordre de passer à l'action combattante. Elles s'illustrent surtout dans la libération de l'Isère.

L’engagement résistant des uriagistes fut donc massif et efficace. Mais au-delà de ses formes et de son ampleur, il confirme l'existence d'une résis­tance demeurée longtemps fidèle à la personne du maréchal Pétain comme aux idées de la Révolution nationale et marquée par le rejet absolu de l'occupant et de la collaboration.