DÉCLARATION DES DÉFENSEURS DE PIERRE LAVAL
Mes JACQUES BARADUC ET ALBERT NAUD, AVOCATS A LA COUR,
FAITE A PARIS LE 30 OCTOBRE 1945 AUX AGENCES DE PRESSE
ÉTRANGÈRES
Le Président Pierre Laval
a été fusillé le 15 octobre 1945. C'est le lendemain de sa mort que nous
prenions connaissance de ses réponses aux derniers chefs d'accusation. Ce
fait seul suffit à souligner la précipitation de l'instruction, la précipitation
des débats, la précipitation de l'exécution. Lors de son retour en France,
Pierre Laval pria le Bâtonnier de lui désigner deux avocats. Quelques jours
plus tard, notre confrère Yves-Frédéric Jaffré se joignait à nous.
Le
22 août, nous eûmes un premier et long entretien avec Pierre Laval. Nous ne
le connaissions pas. A son contact et devant les révélations qu'il nous fit,
nous comprimes tout de suite l'ampleur et la grandeur
de notre tâche.
Le
président Bouchardon et M. Béteille,
juge d'instruction, nous avaient reçus le 21 août. Ils nous avaient dit à
l'un et l'autre qu'il s'agissait d'une affaire de longue haleine, et qu'après
deux interrogatoires en septembre, l'instruction ne commencerait réellement
qu'au mois d'octobre pour se poursuivre en novembre. M. Béteille nous remit un plan d'information comportant
au minimum vingt-cinq interrogatoires..
Quatre
eurent lieu: les 23 août, 6, 8 et 11 septembre; le cinquième, ayant été
interrompu en raison de l'heure tardive, ne devait jamais être repris.
Le
12 septembre, la presse nous apprenait que l'instruction était close. Huit
jours plus tard, Pierre Laval était sommairement interrogé sur les Antilles,
la Marine marchande, le sort de L'Agneau mystique, le meurtre de Marx-Dormoy à Montélimar et l'agression contre M. de
Menthon au bord du lac d'Annecy.
Accusé
de complot contre la sûreté intérieure de l'État et d'intelligences avec
l'ennemi, le Président Laval n'avait été interrogéni
sur son rôle à l'Assemblée nationale, ni sur les raisons et les conditions
de son retour au pouvoir pendant l'occupation, ni sur ses négociations avec
le gouvernement allemand, ni sur les entretiens de Montoire,
ni sur les réquisitions de main-d'œuvre, ni sur la Milice, ni sur les conditions
de son départ de Paris le 17 août 1944.
En
vertu de l'ordonnance instituant la Haute-Cour
de justice, les noms de dix-huit jurés parlementaires et ceux de dix-huit
jurés Résistants devaient être tirés au sort sur
une liste de cinquante jurés parlementaires et de cinquante jurés Résistants.
Le
tirage au sort des jurés avait été fixé au 3 octobre. Au lieu de cinquante
jurés parlementaires, dix-huit seulement étaient venus au Palais de Justice.
En conséquence, il n'y eut aucun tirage au sort mais bien désignation de dix-huit
jurés. C'est au cours de cette audience publique que le Premier président
Mongibeaux déclara que les débats devaient commencer,
se poursuivre et se terminer avant les élections.
Le
lendemain, le procès s'ouvrait en notre absence. Nous avions en effet demandé
à notre Bâtonnier de nous décharger de nos commissions. On nous avait mis
dans l'impossibilité absolue d'assurer la défense de notre client. Nous ne
connaissions pas le dossier de l'accusation. Nous n'avions pas eu le temps
matériel de faire citer nos témoins. Nos dossiers n'étaient pas constitués.
Malgré cette situation de fait sans précédent, le Premier président nous demanda
de prendre notre place à la barre.
Le
lendemain 5 octobre, nous nous rendions à l'audience pour réaffirmer solennellement
la nécessité impérieuse de surseoir au procès. La Haute-Cour
passa outre et les débats continuèrent. Le samedi 6 octobre, Pierre Laval
donna lecture de la lettre qu'il avait écrite à M. le Garde des Sceaux pour
lui demander la publication de son procès dans le Journal officiel. S'insurgeant
contre le refus qui lui avait été signifié, il insista de nouveau mais en
vain auprès du Ministère public.
C'est
à la suite de cette lecture qu'éclatèrent les incidents que le monde entier
connaît. Ceux-ci révélèrent que l'accusé se trouvait en présence de juges
qui l'avaient par avance condamné. Devant la partialité,
les injures et les menaces de ses juges, le Président Laval déclara: « Un
crime judiciaire va s'accomplir. Je veux bien en être la victime. Je n'accepte
pas d'en être le complice.) Il quitta l'audience et, en son absence aussi
bien qu'en la nôtre, la Haute-Cour passa à l'audition
de « trois témoins à charge)
Le
lundi 8 octobre, quelques instants avant la réouverture des débats, le Garde
des Sceaux, M. Teitgen, nous convoqua, nous
fit prendre en voiture et conduire à son cabinet. L'entretien dura plus
d'une heure. Il nous demanda instamment de reprendre notre place à la barre.
Il nous dit que les magistrats de la commission d'instruction qui avaient
interrogé le Président Laval avaient été fortement impressionnés par ses
réponses. Il ajouta, que s'il avait un conseil à nous donner, c'était de
revenir à l'audience. En contrepartie de notre acceptation, il prenait l'engagement
que « les membres de la Haute-Cour cesseraient
de menacer et d'injurier notre client)
Peu après, en accord avec le Président Laval, nous faisions
connaître notre refus au président Mongibeaux
et au Procureur général Mornet, leur
expliquant que l'honneur et le prestige de notre Ordre leur expliquant que
l'honneur et le prestige de notre Ordre nous interdisait de nous associer
à des débats qui n'avaient de judiciaires que le nom..
Le
Premier président et le Procureur général nous confièrent alors que, s'ils
insistaient auprès de nous pour que nous acceptions au moins d'être présents
à la barre sans client, sans dossier et sans possibilité d'intervenir dans
les débats, c'était sur l'ordre exprès du général de Gaulle.
Nos
consciences d'hommes libres, le respect que nous avons pour les traditions
de notre Ordre et notre sens de la justice nous ont interdit de répondre à
cet appel.
Le
lendemain mardi 9 octobre, Pierre Laval était condamné à mort sans avoir
pu faire entendre sa voix.
JACQUES BARADUC …. ALBERT NAUD