M. Necker "Les premières paroles qu'on ait ouï
dire à Paris sur
M. Necker ont été des incriminations et des
récriminations qui ne
m'importent guère, attendu qu'il était question de son
aptitude à
certains profits illicites et de son ingratitude envers MM.
Thélusson
dont il avait été le commis (1). Jusque là,
personne ne se serait
douté de son mérite et de ses vertus. Ensuite, on
entendit parler des
travers de sa femme et de leur engouement pour le philosophisme; et
puis on parla de l'étrange éducation qu'ils donnaient
à leur fille;
ensuite, on a reparlé de M. Necker à propos de sa lettre
au sieur
Bouzard, qu'il avait fait insérer dans toutes les gazettes, et
qui
parut un modèle d'arrogance et de niaiserie boursouflée.
Je me souviens
que le début était: "Brave homme, je n'ai appris
qu'hier, par l'acclamation publique, avec quelle honnêteté
vous vous conduisez..."
Cependant, le commis était devenu
banquier, le banquier
financier, le financier millionaire; et le vieux Maurepas qui
détestait
Turgot, s'ingénia du savoir-faire de ce marchand d'écus
pour en user au
profit de sa rancune. Le roi Louis XVI avait résisté
longtemps à lui
faire ouvrir les portes de sa trésorerie, mais le vieux
dictateur y mit
une persistance inconcevable, une persécution sans exemple. Il
obtint
premièrement son entré dans le Conseil des finances, et
finit par en
faire un ministre du roi très chrétien. (...)
M. et Mme Necker, assistés
de Mme Trudaine, autre philosophe
éclairée, avaient l'habitude de promener leur
philanthropie dans la
cuisine et les cabanons, les corridors et les cours de l'hôpital
des
fous; c'était pour inspecter le régime alimentaire,
hygiénique et
curatif de ces détenus, et c'était aussi pour y
contrôler cette partie
de l'administration de la Maison du roi dépendant du ministre
Breteuil.
M. Necker fasait toujours semblant d'être convaincue que tous les
condamnés étaient des innocents, et que la plupart des
pendus n'avaient
pas mérité de l'être; mais madame Necker
était réellement persuadée que
les trois quart des gens renfermés aux petites maisons
n'étaient pas
des insensés: c'était des infortunés sans
crédit et sacrifiés à
l'avidité de leurs parents dénaturés;
c'était quelquefois des
prisonniers par lettre de cachet, et dans tous les cas, c'était
des
victimes de l'arbitraire! Cette imagination de Mme Necker était
l'objet
de sa méditation prédominante; c'était pour elle
une idée fixe, une
sorte de folie.(Victoire de Froulay)
³Necker demanda le titre de Ministre
d¹État et l¹entrée au Conseil
d¹où sa confession de protestant l¹avait toujours
éloigné. Il offrait
sa démission en cas de refus. Maurepas fut d¹avis
qu¹on lui accordât
son entrée au Conseil, si il abjurait solennellement les erreurs
de
Calvin. Le roi reçut donc le 19 Mai 1789 la démission du
directeur des
finances. Elle était écrite sur un petit carré de
papier sans titre ni
vedette, et la forme en parut si insolite à Louis XVI qu¹il
jura de ne
plus employer Necker." (Louis Blanc, Histoire de la
Révolution française)
"Mme Necker était la fille d'un
prédicant de genève, de
Berne, ou du pays de Vaud, ce qui n'mporte guère. Elle avait
été bonne
d'enfant, gouvernante, ou je ne sais quoi d'approchant. Elle avait
affecté pendant longtemps le puritanisme et la bigoterie
calviniste les
plus austères; et puis elle avait fini par aller se reposer dans
un
scepticisme absolu, ce qui lui avait fait beaucoup d'amis parmi les
encyclopédistes.
Mademoiselle Churchod, devenue femme de M. Necker,
avait grand peine
à fréquenter les Thélusson, auxquels elle ne
pouvait pardonner ni le
tort qu'ils faisaient à son mari dont ils se plaignaient, ni
surtout la
connaissance qu'ils avaient de ses antécédents. Tout le
monde connaît
cette maison bâtie dans la rue Neuve d'Artois (par Claude-Nicolas
Ledoux) pour la veuve de M. Thélusson, à qui M. Necker
doit sa fortune.
Mme Necker, née Churchod, ce
qu'elle faisait mettre
attentivement sur ses cartes de visite, avait été si bien
élevée
qu'elle ne se mouchait qu'à l'envers de son mouchoir, ce qu'elle
regardait à chaque fois à l'ourlet avec une attention
scrupuleuse;
petite manoeuvre dont elle avait toujours la mine de vouloir tirer
quelque satisfaction de vanité puérile et honnête
en faveur de son
éducation parfaite par des antécédents
distingués.
Il est
à savoir que cette femme, un peu maniaque, était dans
un effroi continuel et dans une angoisse mortelle pour le mauvais air
et pour les maladies cutanées. Mme et M. Necker
imaginèrent donc, pour
faire pièce à la veuve de M. Thélusson, de fonder
et de faire élever un
asile uniquement destiné pour des scrofuleux, des dartreux, des
galeux,
des teigneux et de lèpreux (si l'on pouvait en trouver), et tout
cela
devait s'installer précisément sur un terrain qui
joignait et dominait
les jardins de l'hôtel Thélusson, dont la magnifiscence et
l'originalité les offusquaient d'autant plus que tout le monde
en
parlait, et que, de l'hôtel à sa propriétaire, les
conversations
arrivaient naturellement à l'ancien caissier de son mari qui
était
exclu de ces beaux salons. Pour s'abriter des philanthropies des ces
deux compatriotes, Mme Thélusson fut obligée de
surenchérir sur ces
terrains qui restèrent longtemps en friche et sur lesquels on a
fini
par édifier le côté septentrional de la rue
Chantereine.
On aimait contrôler
contrôler dans la famille Necker, et, tandis
que le mari contrôlait si désastreusement nos finances, la
femme
contrôlait pédantesquement toutes nos coutumes et
jusqu'à nos façons de
parler.
Elle avait imaginé que rien
n'était si distingué que de se
découvrir excessivement la poitrine; c'était à ses
yeux le comble du
bel air et la marque assurée d'une grande
élévation dans les habitudes
aristocratiques. Voilà du moins ce que disaient les personnes
qui
cherchaient à l'en excuser; mais comme tout le monde voyait que
c'était
une mode qui n'était plus suivie par les femmes de
qualité, tout donne
à penser que ces exhibitions pectorales de Mme Necker avaient un
autre
motif.
Elle se recherchait
prodigieusement en fait d'expressions
élégantes et pudibondes, en voulant toujours raffiner sur
la
délicatesse du langage, de telle sorte qu'elle disait un
"ensevelissement" au lieu d'un enterrement, une "jambe" de perdrix pour
une cuisse, le "porte-feuille" pour le cul d'artichaud, une "mitre de
volaille" au lieu d'un croupion de dinde, etc. Il est bon d'observer
que c'est en étalant toute sa gorge qu'elle affichait une si
belle
pruderie.
Elle disait un jour à
Mme de Meulan:
-
"Je ne m'explique pas comment vous pouvez
aller en coupé? J'aimerai mieux rester toute ma vie chez moi que
d'aller dans autre chose qu'une longue berline."
-
"Ah, et pourquoi ?" répondit l'autre.
-
"C'est qu'on est plus loi des chevaux et qu'on ne les voit ni ne les
entend faire..."
-
"Et faire quoi ?"
-
"Des ordures et des bruits révoltants", répliqua Mme
Necker avec un air de dégoût et d'indignation sans
égal.
C'était une grande
femme apprétée, corsée, busquée, toujours
endimanchée, tirée, comme dit le peuple, à quatre
épingles, et ficelée
comme une carotte de tabac. Pour le reste, Mme Necker était
taillée
comme une caisse d'épargne, elle avait la physionomie d'un
registre en
partie double et c'était comme la ville de Genève en
fourreau de soie
coquelicot. Et ce qu'elle avait de plus excentrique et de plus
exotique, c'était de se mouvoir ainsi que par une manivelle
à ressorts,
et de parler comme une machine à galimathias, avec des
ronflements
évangéliques en style réfugié, des
modulations flûtées par le
Philanthropisme, et puis des tons de sévérité
pédagogique à n'y pas
tenir. On ne disait pas que ce fût (tout-à-fait) une
honnête personne;
mais c'était, dans tous les cas, une insupportable
pédante! Quand le
duc de Lauzun se mettait sur son beau dire (après le dessert),
il se
répandait contre elle en torrents d'exécration, et disait
qu'il ne
mourrait jamais satisfait s'il n'avait pas eu le plaisir de la
souffleter. Je n'ai jamais vu de sentiment d'animadversion comparable
à
celui qu'il avait pour cette ennuyeuse, et ce qu'il y a de plus
curieux, c'est qu'il ne la connaissait pas autrement que par
l'impatience qu'il avait prise en la regardant s'écouter parler.
C'était une exagération d'aversion tout-à-fait
étonnante de la part de
ce pauvre Lauzun qui était la bienveillance et l'indulgence
même. On
dirait aujour d'hui que c'était par un pressentiment du sort qui
l'attendait pendant la révolution que cette malencontreuse
famille
allait provoquer dans notre pays.
Un jour, elle avait perdu ses tablettes en se
promenant dans le jardin de l'hôtel de Soubise, et l'on y trouva
ce qui suit:
-
Faire dire à M. Mercier que c'est moi qui ai
décidé l'obtention du mandat de 300 livres.
-
Revenir sur le système des idées innées en
conversant avec M. Laharpe.
-
Retourner voir M. Thomas avant sa guérison; lui reparler de son
dernier poème afin de le louer davantage.
Melle Necker était
ridiculeusement jalouse de sa mère, et
particulièrement à l'égard du coeur de M. Necker
qu'elles se
disputaient. Mme de Stael a crut devoir confier au public que,
lorsqu'elle se représentait son père dans sa jeunesse,
c'est-à-dire "lorsqu'il était si beau, si jeune et si
seul", elle éprouvait "un regret inconsolable de
n'être pas née sa contemporaine".
La mère et la fille vivaient si mal ensemble, qu'elles passaient
des
mois entiers sans s'adresser la parole; mais lorsque Mme de Stael a
perdu sa mère, elle en a fait des lamentations interminables. Le
père
et la fille ont fait arranger le corps de Mme Necker avec de l'esprit
de vin, dans un grand bocal de verre, ainsi qu'une curiosité
d'histoire
naturelle; il est déposé dans un pavillon du jardin de
Coppet, et l'on
dit que c'est la chose la plus horrible à voir."
Source: Souvenirs de la Marquise de Créquy, sd, Paris, Garnier frères, vol 5
"Il me reste à vous parler de Mlle Necker,
dont l'heureuse
enfance et l'adolescence avaient été si parfaitement bien
dirigées du
côté de la pudeur qu'elle ne voulait pas faire sa toilette
devant le
petit chien de sa mère; mais pour la chienne de son papa,
c'était
différent: elle s'habillait en sa présence, à
raison du genre, sans la
moindre difficulté (c'était Madame Necker qui contait
cela).
Le premier jour où le baron de Stael ait
paru dans leur salon, l'innocente fille était à regarder
des images de la Bible.
-
"Eh! Comment voulez-vous, dit-elle aux demoiselles Pictet, que
je puisse vous faire distinguer la figure d'Ève de celle d'Adam?
Puisqu'ils ne sont pas habillés..."
Représentez-vous donc cette grosse
pouponne de dix-neuf ans,
qui avait des appas comme une fermière, et voyez un peu le
disparate
entre l'ignorance qu'elle manifestait sur les choses humaines et son
bel esprit d'observation sur les chiens.(...)
Ce fut la reine Marie-Antoinette à qui
vint la pensée de faire
épouser Mlle Necker au Baron de Stael, ambassadeur de
Suède à Paris.
-
"Elle est bien laide et c'est un bel homme", disait-on à
cette princesse.
-
"Il est très pauvre, elle est très riche et
comme ils sont protestants tous les deux, c'est un mariage qui ne sera
pas des plus mal assortis", répondait-elle.
Comme cette alliance procurait à Melle Necker
le titre
d'ambassadrice, la chose fut arrangée sans difficultés;
mais
l'ambassadeur avait toujours l'air embarrassé de sa femme. Et
comme
leurs appartements au Contrôle général était
séparé par une grande
cour, on disait qu'ils ne se voyaient que par la fenêtre, et l'on
ajoutait que M. de Stael ne s'y mettait pas souvent.(...) On disait
aussi que sa fille avait une ressemblance parfaite avec M. de
Constant.(...)
Aussitôt qu'elle eut à songer à
l'éducation de ses enfants, dont
elle ne s'occupait pas beaucoup plus que de sa mère et de son
mari,
elle se mit à faire des recherches pour lui trouver un
précepteur et
une gouvernante. Vous pensez bien qu'il ne fallait pas moins qu'un
Phénix de protecteur et une Merveille de gouvernante pour
suppléer Mme
de Stael dans les soins qu'elle ne pouvait prendre de ses enfants,
absorbée comme elle était dans ses occupations
philosophiques et
politiques. La principale chose qu'elle exigeait d'eux, c'est qu'ils
eussent connu l'amour, et qu'ils ne le conussent plus, ce
qui n'était pas facile à constater.
C'est depuis la mort de son mari que Mme de Stael
s'est avisée
d'ajouter à son nom celui de Holstein, ce que les trois branches
de
cette maison royale n'ont jamais pu s'expliquer.
Avec son goût pour l'emphase et ses
préoccupations héréditaires en
fait d'aristocratie, Mme de Stael-Holstein n'a pas le moindre
goût pour
la magnifiscence. il paraît qu'elle est restée bourgeoise
de genève et
fille de banquier pour tout ce qui tient à l'argent. Ses ennemis
l'accusent de ladrerie, et ses amis sont obligés d'avouer qu'on
meurt
de faim chez elle. On a beaucoup parlé d'une scène avec
son ami
Constant, devant sept ou huit personnes, au sujet d'une somme de
vingt-deux mille francs qu'il ne voulait pas lui payer.
-
"Vous avez les plus beaux yeux du monde" lui disait-il.
-
"C'est vrai, lui répondait-elle à moitié
apaisée, mais on m'a déja fait le plaisir de me le
dire pour rien."
Je n'ai jamais rencontré Mme de Stael que deux
fois dans ma vie;
C'était premièrement à
l'hôtel de Boufflers, où j'arrive un soir au
milieu d'une belle conversation de Mademoiselle Necker, qui se faisait
appeler Nancy, avec M. Bailly. Elle avait commencé par dire
qu'elle ne
pouvait estimer ni supporter l'immense majorité, la presque
totalité
des hommes, attendu qu'ils étaient sans ressort, sans
enthousiasme de
l'humanité, sans energie dans les affinités
eléctives; enfin, parce
qu'ils n'avaient pas du tout de coeur, qu'il n'avaient rien si ce n'est
une pierre sextile, un caillou roulé, un pavé fangeux!...
Ensuite, elle
se mit à parler à Bailly de son livre sur l'Atlantide,
et puis du nouveau traité sur le Monde primitif,
et de l'histoire véritable des temps fabuleux, sans oublier de
parler
du feu central de Mairan et du système de M. de Buffon sur le
refroidissement du globe. Elle n'avait pas eu l'air de prendre garde
à
mon entrée dans le salon, et s'arrêta pour me dire assez
brusquement:
-
"N'est-il pas vrai, Mme de Créquy, n'est-ce pas
qu'il ne saurait exister aucun monument lapidaire antérieur au
grand
cataclysme?" Mme de Luxembourg se mit à rire et dit:
-
"Qu'en pensez-vous?"
-
"Ce que je dois penser..., répondis-je à ma
cousine, ce que je dois penser de ce qu'il n'existe pas d'autre
monument lapidaire, antérieur au déluge, que le coeur de
l'homme?"
Mais mademoiselle Nancy avait recommencé
à parler, et elle
coupait le chevalier Smittson qui parlait de son logis du faubourg
Saint-Germain.
-
"Ne me parlez plus de votre ruisseau de la rue du Bac, je n'en donnerai
pas deux sous!..."
Lorsque j'ai vu pour la seconde fois Mlle
Necker, elle était
devenue Mme de Stael, et c'était à l'hôtel de
Breteuil, à l'époque où
elle venait de publier son livre de la Paix intérieure,
qu'elle avait dédié au Peuple français.
Opuscule assez brillant, mais absolument dépourvu de bon sens.
Tous ces
ouvrages de pur esprit et d'imagination spéculative ne sont
presque
jamais établis sur un grand fond de raison (c'est comme les jets
d'eau
qui ne sont pas alimentés par des rivières).
J'étais donc assise entre
Mme d'Esclignac et ma belle fille, lorsque nous entendîme, avec
l'explosion d'une forte voix:
-
"Que me fait l'opinion, cette ennemie dédégneuse
et méprisable?... La féodalité me poursuit de ses
plaintes!... Ah! la
France, la France! je ferai ma destinée de son bonheur!"
-
"Mon Dieu, quelle est cette patriote emphatique?" me
dit Mme votre mère. La Marquise d'Esclignac ne la connaissait
pas plus
que moi, mais nous décidâmes que ce ne pouvait être
que la fille de M.
Necker, et d'autant plus qu'elle était en colloque avec le Duc
d'Aiguillon, à qui personne ne parlait jamais depuis qu'il
était sourd.
Mme d'Esclignac se leva pour aller dîner chez elle avec ses dates
de
Smyrne, et voici Mme de Stael assise à sa place.(...)
La première chose qu'elle a
faite après l'ascenion de Buonaparte au consulat, c'est de lui
avoir fait dire que le peuple français
redevait douze cent mille livres à la famille Necker, et que si
il
voulait lui faire payer cette petite somme avec les
intérêts depuis
1791, elle était toute prête à lui consacrer sa
voix, sa plume
éloquente et toutes les facultés de son génie. Il
paraît qu'il n'a pas
jugé que les avantages de cette proposition fussent de son
côté; il a
donc décliné cet engagement réciproque, mais Mme
de Stael a voulu s'en
expliquer directement, et le Premier consul lui a fait la malice de la
recevoir en très grande compagnie, dans le salon de sa femme.
-
"Madame de Stael, lui a-t-il dit avec un ton de familiarité
sérieuse, je suis bien aise que vous ayez voulu me
connaître; Vous êtes plus belle et plus gracieuse que je ne
croyais.
-
Combien avez-vous d'enfants ? Les avez-vous nourris ?
-
Avez-vous des vignes à Coppet ?
-
Et avez-vous été voir la Pie voleuse ?
-
On dit que nous avons à Paris la pie séditieuse. etc..
Et pas un mot de politique ou d'accomodement financier. Mme de Stael en
est resté dans une irritation formidable, et je ne sais pas
à qui va
rester la victoire entre ces deux puissances de la révolution.
Mme de Stael est affecté d'une
susceptibilité maladive.
Cet excès de faiblesse pour la moquerie est le
propre d'une
malheureuse personne qui ne sait pas se tenir dans sa position
naturelle, et qui voudrait produire le double effet d'une femme
charmante et d'un homme d'État. Quant on a la conscience de
n'avoir
aucune prétention qu'on ne puisse justifier raisonnablement, on
est
toujours en pleine sécurité d'amour propre. Je n'ai
certainement pas
autant de motifs de confiance que Mme de Stael, je n'ai pas l'honneur
d'avoir pour père M. Necker. Je n'ai jamais fait un livre. Je
n'en ai
conséquemment jamais dédié Au peuple
français.
Mais j'ai tellement la conviction de n'avoir aucune illusion
volontaire, aucune prétention ridicule, que si je voyais tous
les
citoyens de Genève et de Paris braquer sur moi des lorgnettes ou
des
binocles afin de se moquer de moi, je ne m'en embarasserais pas plus
que de la Satire de Boileau, ou de la comédie des Femmes
savantes.
On a dit de cette fille de M. Necker qu'elle avait "plus
d'esprit qu'une femme ne peut en conduire",
mais je ne sache pas que les frégates soient en péril de
sombrer plutôt
que les gros vaisseaux, par gros temps. La bonne conduite et le salut
du navire ne dépendent que de la voilure qu'il ne faut pas
déployer et
enfler avec témérité. Je dirai de Mme de Stael
qu'elle a plus de passions qu'une femme ne doit en produire.
Victoire
de Froulay, 1704?-1817?
(note P.S.) Mme de Stael vient de publier encore un
livre où l'on
trouve un éloge de M. Necker, un éloge de la
révolution française, un
éloge de Mme Necker, un éloge de l'adultère et un
éloge du suicide.
C'est un ouvrage en style iroquois, où l'auteur avance une foule
de
singularités surprenantes. On y voit notamment que "les
femmes n'ont d'existence que par l'amour", et que l'histoire de
leur vie "commence et finit avec l'amour",
ce qui n'est certainement pas vrai pour les femmes honnêtes ou
raisonnables. On est allé lui dire que je m'étais
moqué de cette
proposition là. - "Votre Madame de Créquy n'est plus
une femme", a-t-elle répondu. (Elle doit croire qu'en
vieillissant, les femmes deviennent des licornes.)
Du reste, il paraît aussi que "après
s'être livrée à des émotions sans bornes,
elle a une âme exilée de l'amour, qui a fermé tout
espoir sur elle" ! Pauvre petite exilée de l'amour, à
49 ans!..."
Source: Souvenirs de la Marquise de Créquy, sd, Paris, Garnier frères, vol 5