Pour comprendre notre lien de parenté

Le Comte de Salhias-Tournemire (1840-1908), un Alexandre Dumas russe

Article de Lyubov Mankov (département formation des enseignants à l'université de Moscou) , paru dans le n· 2 de "Sciences en Russie" de 1997 (Traduit de l'anglais par Patrice de Blic)

Eugène signait "Evgueny Tour", et sa mère "Evguenia Tour"

Les troubles sociaux ont toujours permis aux hommes de donner un sens à l'histoire; essayant de s'écarter de l'histoire récente, les hommes se tournent vers le passé. Aujourd'hui nous sommes dans une telle période; ainsi nous portons un intérêt grandissant à l'histoire russe, y compris les romans historiques. Nous abordons dans cet article l'histoire d'un écrivain dont les livres captivèrent nos compatriotes durant la seconde moitié du XlXème siècle et le début du XXème, mais qui tomba dans l'oubli, destinée qu'il ne méritait pas.

Le Comte de Salias (1840-1908) fut une figure unique dans la littérature russe : un homme et un écrivain qui, par sa personnalité, mariait harmonieusement deux nations et deux cultures. Par sa mère, il descendait de deux antiques et nobles familles russes, les Sukhoi.o-Kobylin (dont le grand-père, le "Boyard Anclrei Kobyla", vivait au milieu du XlXème siècle et était l'ancêtre des Romanov qui gouvernèrent la Russie à partir de 16 Il) et les Shepelei-, Par son père, Salias eut un membre de sa famille qui s'illustra dans l'Histoire de France en 1134. Les Sailas épousèrent des filles de rois et empereurs, y compris de monarques français. Eugène Salias de Tournemire était né à Moscou et passa les premières années de sa jeunesse chez son grand-père, Vassily Sukhovo-Kobylin, un héros de la guerre de 1812 contre Napoléon, au cours de laquelle il fut décoré de l'ordre de Saint Georges, la plus grande distinction militaire russe, ainsi que de l'ordre du mérite prussien. Cet homme juste, aux principes élevés, faisait preuve d'un don inhabituel de grande douceur, qualité dont hérita son petit-fils Eugène. L'épouse de Vassily, Maria, était issue de la vieille famille des Shepelev (qui avait donné, au début du XlVème siècle de nombreux hauts fonctionnaires, y compris des "courtisans", des gouverneurs et des généraux) et les Krechetnikov (les plus célèbres membres du haut clergé, dont un "Ober Procurator" du Saint-Synode, un général qui défendit Moscou contre l'avancée de l'armée rebelle sous Pougatchev; et un général favori de l'impératrice Catherine II). Des années plus tard, Eugène s'en inspira pour dépeindre les personnages de ses ruffians historiques, en particulier "Enfance à Saint-Petersbourg", "Le Monomakhs de Vladimir" et "Count Tyatin of the Baltic".

Mafia était une délicate beauté à l'éducation raffinée. Ses "soirées", qui comportaient souvent des représentations artistiques, étaient parmi les plus recherchées de Moscou. Les enfants de cette famille reçurent une excellente éducation et, adolescents, ils accentuèrent le glorieux héritage des générations précédentes. Leur fils, Alexandre, écrivit des pièces de théâtre dont l'une, "Le mariage de Krechninsky", est encore un succès, plus de 100 ans après sa création, la benjamine, Sophie, peintre paysagiste, fut la toute première femme russe à recevoir la grande médaille d'or de l'Académie impériale des Arts.

L'aînée des filles, Elisabeth, future comtesse de Salias, écrivit des nouvelles littéraires sous le pseudonyme d'Eugenia Tour; elle avait parmi ses admirateurs quelques écrivains comme Ivan Tourgueniev, Fedor Dostoïevski , Sergei Aksakov, et l'historien Timofei Granovsky

Romantique et enthousiaste, Elisabeth tomba amoureuse d'un professeur de l'université de Moscou, Nikolai Nadezhdin, éditeur et rédacteur en chef du "Teleskop Magazine", précepteur des enfants Sukohovo-Kobylin. Elle allait se marier avec lui, mais sa mère et son frère s'opposèrent avec véhémence à son projet. Ils l'envoyèrent en France où elle épousa le Comte de Sailhas de Tournemire, famille dont ils connaissaient l'origine noble et l'ancienne lignée.

Nous ne savons pratiquement rien au sujet d'Henri de Salias (altération russe de Silhas) (je pense qu'il s'appelait André, si je lis bien l'incription sur la pierre tombale se son fils : "Andrevich"... j'ai cru comprendre que la consonnance allemande de "Heinrich" .. n'était guère bien vue en Russie en ce temps là .. Il changea son  prénom en  "Andrevich"). C'était très probablement un personnage hors du commun et sans doute un homme de grand talent, comme nous pourrons en juger par les aquarelles qu'il nous a laissées, le "Catalogue de la Société de Moscou" qui lui est attribué. Cette composition satirique entraîna des querelles et vraisemblablement un duel. Le Comte de Salias fût banni de Russie. Probablement le Comte, profondément romantique, se remémora-t-il jusqu'à l'heure de sa mort cette période idyllique.

Eugène hérita de son père la vivacité d'esprit et l'intelligence sarcastique qui imprégna son oeuvre. En bref, la personnalité d'Eugène fut modelée par sa mère et son entourage. Les "soirées de la Comtesse", l'un des plus célèbres salons de Moscou entre 1840 et 1850, attiraient l'élite de la littérature russe. Selon Tourgueniev, qui participait à ces "soirées", son salon accueillait la fine fleur de la société contemporaine.

Les enfants d'Elisabeth assistaient à ces réceptions. Deux proches amis de sa mère, l'historien Tîmofei Granovsky, et Nicolai Ogarev, poète et éditeur, eurent une influence particulière sur Eugène. Dans une édition française de chez Plutarque, "Biographies", Granovsky considérait Eugène comme auteur de romans historiques.

Le jeune comte avait une affection profonde pour Ogarev qui exerçait une influence paternelle sur lui. En 1859, Eugène fut attaché à la chaire de Droit de l'Université de Moscou, et en 1861 il fut impliqué dans des manifestations estudiantines. En fait, il était parmi les trois délégués qui déposèrent une pétition auprès de l'Empereur, à Saint-Petersbourg, ce qui suffit à la police pour le placer sous surveillance. Le 13 novembre 1861, le prince Dolgorouki, chef de la Police à la tête du réputé troisième département, demandait au gouverneur général de Moscou d'entamer une enquête sous prétexte que la Comtesse de Salias de Tournemire "incitait par son franc-parler immodéré à suivre un nuisible courant de pensée et que sa forte influence sur les jeunes gens leur causait du tort et était également personnellement impliquée dans les agitations avec les étudiants de Moscou, parmi lesquels son fils qui avait acquis sous sa tutelle maternelle des idées répréhensibles et donné un pernicieux exemple à ses camarades". La menace de l'exil planant sur elle, la Comtesse de Salias partit brusquement de Russie en novembre 1861, La mère et le fils vécurent près de 20 ans sous surveillance policière.

Dans l'incapacité de continuer ses études à l'université de Moscou, Eugène alla s'installer à Saint-Petersbourg où, entre 1862 et 1863, il tenta de passer l'examen de maîtrise de droit. Avec cette inscription, il connut les inquiétudes des étudiants et échoua à plusieurs reprises. Epuisé moralement et physiquement, il quitta la Russie, d'abord pour Toulouse puis ensuite pour Paris.

Là, il lut une lettre adressée à sa mère par Ogarev, où celui-ci lui faisait part de son intérêt pour les essais littéraires d'Eugène : "Tout d'abord, je veux vous demander si "The darkness" ("L'obscurité"), la nouvelle publiée dans Sovremennik, est de la main d'Eugène. Je me rappelle que vous m'aviez dit qu'il utilisait le surnom de Vadim pour signer ses pièces. Je suis sûr que c'est une de ses nouvelles... Elle révèle un beau et admirable talent, et je lui fais part avec plaisir de mon admiration", La lettre se termine avec un post-scriptum d'Alexandre Herzen, un auteur révolutionnaire : "Je prends la plume encore chaude de la main d'Ogarev pour confirmer moi-même que "The darkness" est une merveille et si elle comprend quelques défauts, ce sont ceux de la jeunesse. Si votre fils réussit comme nous l'imaginons ici tous deux, je félicite les deux mères, vous et la Russie, pour le nouveau talent que vous avez toutes deux engendré".

Encouragé par cette lettre, Eugène abandonna son pseudonyme et décida d'écrire un véritable roman historique. Entouré d'amis intimes et malgré une lourde charge de travail, Eugène dépeignit la Russie et sa ville natale Moscou, ville qu'il aimait plus que tout.

Il retourna à Saint-Petersbourg en 1867, où il fit des démarches pour obtenir la nationalité russe, étant français de naissance. La cour impériale la lui accorda au bout de neuf longues années, en 1876. Rapidement il fut rattaché au Bureau des Affaires Etrangères de Saint-Petersbourg, où il contrôla les littératures française et espagnole, Parallèlement, Salias écrivit au département des religions étrangères, où il trouva le sujet de son futur roman "God's servant" ("Le serviteur de Dieu") sur les Jésuites de Russie.

Cinq ans plus tard, il s'installa à Moscou, où il fut employé comme responsable du Bureau de censure cléricale pour le théâtre de la capitale. Il fut promu très tôt à la tête des programmes de stages et finalement fut directeur à Moscou des archives de la cour impériale. Confirmant son ancienne vocation, l'Empereur Alexandre III lui dit, comme un souhait « Nous voulons de vous uniquement des romans; soyez en paix et écrivez le plus possible".

Salias débuta comme écrivain professionnel en 1862. Bien que ses oeuvres ne puissent être considérées comme des "best sellers", il obtint une réelle popularité grâce à ses fictions historiques. Globalement, il écrivit plus de 40 romans et près de 60 nouvelles et histoires courtes. L'inventaire commence avec "The Pugachevites", qui fit sensation et fut un brillant succès. Ce roman décrivait une grande fresque sur la guerre des paysans entre 1773 et 1775, un événement tragique de l'histoire russe. Salias partageait le point de vue de Léon Tolstoi, selon lequel les événements historiques étaient créés par des mouvements populaires, avec des personnes assignées et des partis auxiliaires. Il mit dans la description de la figure du chef de la rébellion, Iemelian Pougatchev, tout son enthousiasme pour la fracture historique qui ne déclenchait pas les feux d'une guerre mortelle, soutenant la spontanéité d'un mouvement causé par la situation critique du pays plutôt que les éblouissantes et ambitieuses intrigues de l'Empereur. Son exécution fut suivie d'une série de brigandages conduits par diverses bandes de brigands mal coordonnées. L'idée de l'auteur est de tenter de montrer que les troubles ne provenaient pas de Pougatchev lui-même, mais plutôt des brigands dont les deux camps en avaient plus qu'assez. Sa propre interprétation de la loi et de l'ordre était réciproquement terreur et outrage contre bonté et honnêteté. Les racines de la rébellion russe, "insensibilité et impitoyabilité" (citation de Pouchkine), pouvaient être éradiquées par le développement de l'éducation et l'amélioration de la vie du petit peuple.

Salias considérait "Thé Pugachevites" comme le premier livre d'une grande épopée qui devait compter trois autres romans : "The free thinkers" ("Les libres penseurs") concernant des auteurs des Lumières qui payèrent cher leur libre pensée sous le règne de Catherine II; "Satan", qui fiait revivre la mémoire de la guerre patriotique de 1812, et "The decembrists", dédié aux officiers qui avaient mené la révolte de l'année en décembre 18?5. Ce dernier roman de la série, "Les décembristes", était destiné à devenir l'écrit le plus élogieux des prémices de la liberté russe. Ce projet ne frit malheureusement pas mené à terme. En 1880, Salias écrivit deux grands romans, "Sometimes in Moscou" ("Quelquefois à Moscou") et ".aventures à Saint-Petersbourg". Description d'un mouvement populaire à grande échelle, ce roman est dans la lignée de "The Pugachevites". Il raconte le tragique événement provoqué par la désastreuse épidémie de peste qui tua la moitié des habitants de Moscou au cours du XVIII° siècle. L'auteur raconte une épouvantable histoire de démoralisation de la société. où les instincts bestiaux s'étaient réveillés avec ce mortel danger. Le mécontentement populaire, qui dégénéra rapidement en une rébellion sanglante et qui s'acheva avec l'atroce assassinat de l'archevêque de Moscou, Ambrosius, avait été provoqué par des médecins ignorants qui niaient les symptômes de l'épidémie et négligeaient de prendre les précautions nécessaires. L'intrigue du second roman décrit les relations entre les partis pro-russes et pro-allemands à la cour et dans la société en 1762, un thème relativement commun à plusieurs textes de Salias, qui sert seulement ici de fil conducteur à la narration.

Le problème relativement sérieux pour la Russie est le développement de l'influence étrangère sur les destinées de ce pays. Par tradition, science, éducation et progrès ont été attribués aux Allemands, Français et autres étrangers. Si Salias écrit cela, c'est que, dans le courant du XVIII° siècle, la Russie était largement ouverte à l'influence étrangère et que la pensée Européenne était suivie par un grand nombre d'aventuriers et d'opportunistes. Ceux-ci véhiculaient dans leur sillage des passions sans limites et des ambitions personnelles, ''concept de la supposée éducation individuelle pour un présumé peuple barbare". En faisant une intime association entre les pro-pays slaves et les pro-pays de l'ouest, le Comte de Salias abordait deux écoles de philosophie. Il utilisait le cadre des connaissances historiques comme "moyen national de prise de conscience individuelle", exaltant tout ce qui était considéré comme la manifestation des spécificités endémiques de "l'esprit populaire" et dénonçant la moindre "influence" étrangère sillonnant le chemin de l'Histoire. Comme disciple du philosophe Fredrich Wilhelm Joseph von Schelling, qui considérait que l'ensemble de chaque nation pouvait être regardé comme l'incarnation de quelques idées reçues, le romancier était sceptique en ce qui concerne la dilution des frontières des pays de l'Ouest. Aux vues de Salias, la Russie avait un avantage sur l'Europe, précisément à cause de son identité. "De tous les Européens, les Espagnols et les Russes ont résisté à ces nivellements de force avec le plus de succès et maintenu dans la majorité des cas leur identité nationale, qui par conséquent mettait le plus en valeur l'expressivité et la spécificité".

Dans d'autres domaines, Salias n'était pas opposé à la philosophie de Georg Wilhelm Friedrich Hegel, basée sur l'idée d'une logique dialectique pour dominer entièrement l'esprit : la société, l'état, la loi, les politiques, la législation et la lie humaine.Vue sous cet angle, l'histoire du monde est en fait l'histoire des pays souverains (substance morale), l'histoire du progrès dans les entités des pays.

En tant qu'écrivain, Salias n'échappa pas à l'attraction de Tourgueniev et de Tolstoi. La forme était plus intériorisée que la sienne dans tous les domaines : dans l'esprit, les vues du monde, la psychologie et le style littéraire. A plusieurs occasions, il prévit que Tourgueniev voulait redevenir une fois encore le chef de file avec sa subtile manière et le style de ses délicates aquarelles qui se reconstitueraient sur les traces du mouvement du réalisme et du naturalisme dans le sillage de Tolstoi et de Zola. Salias présentait aussi un mélange de romantisme et de réalisme. Outre la culture russe qu'il avait acquise du côté maternel, il appréciait la culture de ses ancêtres paternels.

Salias avait parfaitement intégré la littérature française, classique et contemporaine. Il existait un auteur français qu'il avait découvert par lui-même dlans ses jeunes années, dont il avait lu entièrement les ouvrages et à qui il vouait une grande admiration. Cet auteur était Alexandre Dumas (1802-1870). Le destin a certainement joué pour les faire se rencontrer à Paris en 1858 aux funérailles de la grande tragédienne Rachel (de son vrai nom Elisa Félix). La rencontre avec Dumas fut imprimée à jamais dans sa mémoire. L'oeuvre du romancier eut un impact profond sur Salias débutant en littérature et il indiquait avec enthousiasme les similitudes existant entre Dumas et lui : "Dumas père projetait d'écrire un présumé roman parlé ou un roman improvisé. Il demandait qu'on lui soumette un sujet qu'il développait immédiatement. Il utilisait ce stratagème dans le cercle de ma proche famille uniquement pour s'amuser . Mes enfants me disaient qu'il y était meilleur que dans les récits d'histoire courtes".

Dumas était connu pour l'aisance et la rapidité avec laquelle il écrivait ses romans. Salias n'était pas différent de lui sur ce point. Il ne lui fallut par exemple que 17 jours pour imaginer écrire et publier un assez bon roman "The wedding revolt" ("Le conflit des mariés"). Les deux hommes partageaient en plus un intérêt pour le passé, une imagination exubérante et une rapidité d'écriture. Ils avaient également beaucoup de ressemblances dans le style. Beaucoup de leurs livres étaient dominés par le souffle de l'aventure. La seule différence était que l'aventure était le principe sous-jacent de tous les travaux de Dumas, alors que pour Salias, il provenait d'immersion dans le passé, dans laquelle il laissait l'intrigue se développer. Tous deux étaient considérés comme des niais romantiques, aucun d'eux n'adhérait pleinement à cette école littéraire (lyrisme et dévotion idéologique) ; ils utilisaient seulement ces attributs extérieurs juste comme un regard sur l'histoire, tendresse pour les effets percutants, narration fleurie et liberté d'imagination. En réalité, à la différence de Dumas, Salias utilisait le folklore; ses romans abondent en citations populaires et proverbes.

Les deux auteurs en question déroulaient leurs intrigues, les compliquant pour dérouter le lecteur, révélant avec habileté la clé de l'énigme.... et tissant une trame, tel un détective dans la narration. Le sujet amusant, l'habile tournure de l'intrigue, le degré d'émotion, l'authenticité des détails de l'époque et la couleur vive des caractères valaient à l'auteur une ample réputation. A la fin de ce siècle, le comte Eugène de Salias de Tournemire était l'auteur le plus populaire de Russie. Ses contemporains l'appelait le "Dumas russe".

Aujourd'hui la question est : pourquoi les romans historiques adorés par nos compatriotes il y a un siècle ont-ils été relégués dans l'oubli depuis si longtemps? Les romans historiques de Salias et de nombreux autres auteurs russes illustrent un exemple d'une curieuse réalité russe : une disparité évidente entre ce qui est imposé par les critiques et l'impressionnante demande du public. Alors qu'ils étaient vilipendés par les journaux littéraires, et tout particulièrement par les périodiques de la démocratie révolutionnaire, un large public se souvient d'avoir été captivé par les romans historiques.

Comment cette divergence peut elle s'expliquer? C'est un fait historique qu'une abrupte volte-face survint dans la société et dans la littérature vers la fin 1850 : .

· en premier, les idées qui inspirèrent la révolution de 1848 en Europe furent vigoureusement réprimées dès leur apparition, entre 1848 et 1855, sous l'autorité réactionnaire de Nicolas Ier. Le draconien office de censure reportant les lois, les vannes étaient ouvertes à toutes sortes de problèmes qui submergeaient le pays avec l'indulgence de la presse et de la société.

· en second, en 1860, la société russe était submergée par un nouvel ordre, le "Raznochintsi, une génération née à un carrefour de la société, incluant le clergé, la classe des marchands et la petite bourgeoisie, provisoirement inférieure en nombre. Leur culture et leur éducation étaient certainement très inférieures à celles des intellectuels issus de l'aristocratie.

Donc, pour comprendre ou assimiler les valeurs esthétiques de 1840, il faut savoir qu'ils rejetaient la culture dans sa totalité pour promouvoir un profond changement de la morale existentielle et des idéaux esthétiques. Cela explique l'incontournable divergence psychologique entre, d'une part, Gogol, Belinski, Tourgueniev, Goncharov et Tostoï et d'autre part, Tchenychevski, Dobrolyubov, Pisarev, Pomyalovsky, Rechetnikov. et Sleptsov.

Au travers de toutes leurs vues démocratiques, les auteurs et les critiques de 1840 appartenaient de coeur" à l'aristocratie. Ils pouvaient véhiculer très loin leurs idées radicales, mais elles étaient encore trop éloignées du peuple. Ils révéraient le raffinement dans la vie quotidienne et dans la littérature. Prenons Gogol, dont le caractère vulgaire et le réalisme de base étaient toujours juxtaposés colonie moyens de contraste, avec son propre idéal dans l'intimité. Ses écrits avaient un effet comique précisément à cause de son aversion pour la vulgarité et le cynisme. Gogol, jamais considéré pour sa médiocrité morale et matérielle, non plus que pour son caractère pathétique et ridicule, inspirait toujours de la pitié.

Les générations de 1860, en dépit de leur allégeance faite au grand auteur satirique, éliminaient toute tendance comique de leurs oeuvres. Elles n'adoucissaient pas leurs rugueux caractères, mais inspiraient pitié par leurs existences sordides, menées par les auteurs eux-mêmes, Nicolai Dobralynbov, stimulé par la nouvelle génération d'auteurs, ridiculisait impitoyablement les caractères de ses prédécesseurs qui n'avaient pas fait le moindre geste pour donner effet à leurs idées éclairées, naissantes en 1860, et condamnées pour leur élégance et leur libéralisme placide. Pour les Raznochintsi, les idées de liberté étaient prioritaires. Leurs idées de liberté avaient un impact sur leurs vues esthétiques, justifiant ainsi leur fameuse théorie "l'art pour vivre".

Bien que Salias eût commencé sa carrière d'écrivain en 1860 il ne s'encombrait pas des idées de ses contemporains intellectuels. Son éducation faisait de lui un réel survivant de 1840. Il partageait les opinions évoquées dans ses romans et dans les histoires provenant d'ouvrages esthétiques et idéologiques de la précédente génération d'écrivains russes, suivant ainsi les traces de Tourgueniev et Tolstoi.

Abordant les durs faits de la vie, cette sorte de littérature était faite pour la lecture publique. Dans son livre "Romans historiques et enseignement de l'histoire", Nicolai Rubakin citait d'intéressantes statistiques. Situant en 1899 les records de succès, Salias était l'auteur le plus populaire à la fois dans la capitale russe et dans les provinces. Qu'on en juge ! Ses écrits ont été loués 718 fois par la bibliothèque de Saint-Petersbourg durant cette année, alors que ceux de Soloviev le furent 483 fois, ceux de Victor Hugo 339 fois, ceux de Danilevsky 293 fois, et ceux de Mordovtsev 285 fois.

A Saint-Petersbourg, ces auteurs étaient beaucoup plus lits que Friedrich Stielhagen, Eliza Orzeszkowa, Alexei Pisemsky, Charles Dickens, Alexandre Ostrovski, Ivan Goncharov, George Sand, Fedor Dostoïevski et d'autres écrivains populaires.

A Samara, à l'est de Moscou, les travaux de Salias (816 locations) et de Soloviev (623 locations) ont été beaucoup plus lus que ceux de Tourgueniev, Goncharov, Dostoïevski et que d'autres auteurs considérés maintenant comme des classiques de la littérature russe.

Cette situation était observée partout ailleurs, y compris aux limites de l'Empire comme à Kichinev, et aussi dans les bibliothèques populaires indépendantes. Les nombreuses publications dans les journaux, les rééditions des romans de Salias et même les grandes collections ne pouvaient assouvir l'avidité des lecteurs. L'année 1894 vit la publication du premier volume de ses oeuvres complètes et le dernier, le volume 35, fut réalisé en 1909. Même avant la parution du dernier volume, il était clair que cette édition ne serait pas un succès.

L'éditeur Kartsev lança une nouvelle édition comportant 20 volumes, qui parut jusqu'en 1917, neuf ans après la mort de l'auteur.

Durant les quelques décennies suivantes, personne ne montra d'intérêt pour ce genre de littérature alors qu'on encourageait les traditionnelles critiques démocratiques révolutionnaires et qu'on critiquait le roman historique en général. De là l'oubli de beaucoup d'écrivains célèbres de l'oeuvre "grand public" russe, y compris Salias, oublié depuis plus de 75 ans.