L'agressivité des jeunes
gens, l'orgueil de leur force neuve, leur refus de la peur et les terribles
exigences de l'amour-propre sont sans doute en grande partie intemporels.
L'affrontement loyal recueille l'adhésion spontanée des petits garçons.
Ils font aussitôt cercle, savent les règles du combat, l'obligation de ne
pas intervenir et la complicité tacite contre les adultes. Ces luttes des
cours d'école, des rues et des champs reproduisent la scène éternelle du
duel.
A la fin du xv.t siècle,
cette violence naturelle s'est mariée durablement à un style de combat: l'escrime.
Elle s'est ritualisée en un modèle de comportement, s'est imposée comme une
mode et même comme un idéal social. .
En ce temps-là, les guerres de religion avaient pendant plus de trente années dévasté la France. L'insécurité permanente et générale avait contraint tous et chacun à vivre sur le pied de guerre. Des troupes de paysans embâtonnées aux bourgeois, mousquetaires et piquiers, montés sur leurs remparts, le royaume avait vécu sous les armes. Les gentilshommes de toutes les provinces avaient couru la campagne pour un parti ou pour un autre, toujours prêts à monter à cheval au signal de tel prince ou général auquel ils se rattachaient par une fidélité personnelle, familiale, territoriale ou religieuse. Enfin, les traités de paix de 1595 à 1598 avaient ramené la sécurité et la tranquillité, d'abord dans le royaume puis même aux frontières. Le règne d'Henri IV et la minorité de Louis XIII furent vierges de tout engagement militaire étranger. On en vint à s'ennuyer de la guerre. n ny avait plus de gloire à gagner ni de butin à prendre. La belle jeunesse n'aurait plus eu pour exercice que les parties de chasse, les joutes et les courses à la bague pendant les jours de fête. L'opinion commune voulait que la guerre fût le meilleur apprentissage que pût faire un jeune noble. n y apprenait le métier des armes, ses usages, ses techniques. Il sy endurcissait le corps et se forgeait le caractère. Les politiques professaient que la guerre civile épuisait un royaume, mais que la guerre étrangère apportait aux violentes passions juvéniles un exutoire salutaire, un commode et glorieux instrument d'éducation virile. «J'entends notre jeune noblesse murmurer contre la paix, écrivait en 1606 l'auteur d'un Guide des courtisans, qui les empêche de mettre à jour ce qu'ils ont de bon en l'âme. Ils peuvent apaiser leurs ardeurs guerrières en se portant sous le congé du prince en quelque juste guerre hors de leur pays. » Le service de Venise contre les Turcs, celui des Hollandais contre les Espagnols, celui de l'Empereur ou du roi de Suède engagés sur les champs de bataille de l'Europe centrale offrirent ainsi des carrières à plus d'une aventureuse initiation. Le plus illustre de ces pèlerins militaires serait Descartes qui à vingt-deux ans s'en alla porter l'épée pour le compte des Hollandais puis des Bavarois. C'est à très juste titre que Micheline Cuénin commence son enquête avec les édits d'Henri IV, alors que la nostalgie de la guerre enfiévrait les jeunes imaginations.
Ce
moment fut aussi en France le grand âge de la noblesse.
Tandis
que la vénalité des offices et leur survivance entraient dans les mœurs
et contribuaient à exclure les gentilshommes de l'exercice des charges royales,
le sentiment d'une frustration politique s'insinuait dans la noblesse provinciale
et lui communiquait une plus sensible et plus amère conscience sociale.
Elle se complaisait dans le refus de l'acculturation juridique, de l'apaisement
judiciaire lentement mis en œuvre par les institutions royales. Les guerres
privées et les actes de justice individuelle furent pratiqués jusque dans
les années 1670, au moins dans les provinces les plus éloignées des grands
axes de communication. Le recours aux tribunaux royaux et aux procédures des
juges professionnels n'était utile qu'aux faibles; un homme d'honneur devait
savoir se passer des armes de plume et de papier et préférer défendre son
bon droit avec son épée. Non pas que l'on dût s'incliner devant la seule force
brutale, mais qu'il fallût rechercher l'avis, la protection, l'arbitrage de
ses pairs, plutôt que les arguties d'un cuistre en robe noire. En cas de
querelle, les parties s'en remettaient souvent à la sagesse impartiale d'un
grand personnage protecteur des familles en cause, à la prudence d'un tribunal
solennel et informel formé de parents communs, à l'expérience de quelque
voisin âgé et respecté. Eviter les voies ordinaires de la justice, c'était
refuser la soumission aux décrets d'un robin et affirmer que l'honneur des
gentilshommes était plus ancien, plus essentiel, plus sacré que toute la
science chicanière et poussiéreuse des gens de plume
L'appétit
juvénile de vaillance et le prestige de l'indépendance nobiliaire s'exacerbaient
alors même que les techniques du combat personnel connaissaient un développement
original
Le
Moyen Age avait connu les lourdes épées à double tranchant qui frappaient
de taille et se maniaient à deux mains. Elles n'étaient
plus de mise depuis que les perfectionnements des
armes à feu avaient éloigné les combattants. Dans le choc de la bataille les
cavaliers préféraient se servir des pistolets de leurs fontes puis du sabre.
L'épée déchue de sa fonction militaire était devenue un instrument de luxe
et de parade le symbole de la vocation guerrière l'emblème du rang social imparti au guerrier. L’habileté et les recettes
des forgerons fourbisseurs armuriers
et orfèvres avaient mis au point des armes blanches plus légères et plus
maniables. L'épée n'avait plus qu'un tranchant et frappait d'estoc pour percer.
L'épéiste la tenait bien en main; il savait se camper se garder dévier pour
parer les coups diriger sa pointe chercher le défaut se fendre soudain en
botte meurtrière.
Capable de mouvements figures et coups particuliers
l'épée devient alors un exercice d'adresse susceptible d'entraînement et de
virtuosité. Des maîtres d'arme et même des traités techniques enseignaient
ce nouvel art martial appelé escrime. Il fallait l'apprendre aux adolescents
avec l'équitation et les armes à feu. Un vieux serviteur un palefrenier
fidèle montrait au jeune noble à monter à cheval
tirer l'épée et manœuvrer le mousquet. Dans les grandes villes se fondèrent
des manèges sortes d'académies d'arts martiaux où les rejetons des plus illustres
familles s'initièrent auprès des meilleurs maîtres.
Les premiers établissements de ce type étaient venus
d'Italie.
En 1594 à Paris s'était ouvert le manège de Pluvinel appelé à un grand renom. Ainsi dans les premières
décennies du XVI"! siècle s'esquissait une éducation
nobiliaire spécifique accomplie dans ces manèges ou académies sortes de séminaires
de soldats_ qui préfiguraient de loin les écoles militaires venues à peu près
cent ans plus tard. Le duc de Bouillon fondait à Sedan en 1606 une « académie des exercices»,
le prince de Nassau ouvrait à Siegen une école du cavalier (1617) et Wallenstein
suscitait des établissements analogues dans les parties catholiques de l'Allemagne!. L'institution des pages autour des grands personnages
et, plus tard, les compagnies de cadets répondaient aux mêmes besoins. La
formation de ces maisons renforçait le sentiment d'appartenance, la fierté
singulière des groupes nobiliaires. Elle offrait un théâtre à la culture
du point d'honneur, elle confirmait ses impératifs et donnait aux jeunes
gens les moyens de sy conformer. Des cours de
l'académie et des jeux de paume jusqu'aux terrains vagues des alentours
des remparts, les bretteurs en herbe ne manquaient pas de lieux d'exercice.
Le
combat en duel et spécialement la rencontre à l'épée aurait donc connu sa
plus extraordinaire diffusion dans la conjonction de l'idéal nobiliaire, qui
en France trouvait son apogée au terme des guerres religieuses, dans les
frustrations d'un intermède de paix et dans l'apparition contemporaine d'une
technique nouvelle, relativement facile, séduisante et prestigieuse de combat
à l'arme blanche. Sous Henri IV et Louis XIII, loin d'être réservé aux seuls
nobles de naissance, le duel s'étendait à un très vaste éventail social.
Pierre de Boissat se désole en 1610 que « cette maladie
s'est aussi mêlée parmi les plébées». C'est
que la noblesse était le modèle de comportement dont chacun aurait voulu
par son apparence, son costume, ses manières, se rapprocher tant soit peu.
Elle n'était pas, comme on le répète trop souvent en confondant les époques,
un groupe social fermé comme une caste, mais un style de vie auquel aspiraient
tous ceux qu'aiguillonnait une fortune en
ascension ou une brûlante ambition insatisfaite, c'est-à-dire le marchand
laboureur enrichi, comme l'aventurier picaresque. n était encore possible,
avant que l'autoritarisme louisquatorzien vienne
réglementer la société française, de s'intégrer au corps de la noblesse par
la tradition de plusieurs générations vivant du revenu de leurs terres, envoyant
leurs fils aux armées et mariant honorablement leurs filles. La reconnaissance
de la noblesse dépendait du consentement collectif et non pas, comme plus
tard, de la seule sanction de textes étatiques. n
y avait encore place pour des agrégations réussies et des tentatives longues
et patientes, des coups d'éclat insolents et de pures et simples usurpations.
Les
apparences nobiliaires n'étaient pas trop difficiles à
emprunter, un chapeau à plume vissé sur la tête,
une épée au côté et des bottes de cavalier constituaient un apparat suffisant.
Le port d'arme n'était nullement interdit et contrôlé, comme il le sera, là
aussi, après les ordonnances de Louis XIV; un gros
laboureur ou un bon compagnon pouvaient porter l'épée sans étonner et un marchand
en voyage ne s'en serait pas séparé.
On voit donc tout le monde mettre la main à l'épée
et les chroniques judiciaires 'ne sont pas avares de scènes de défi, de cliquetis
de fer et de sang versé. Les sergents et huissiers chargés après de tels
éclats de signifier les décrets de justice pris contre les duellistes devaient
bien prendre garde d'échapper aux coups de bâtons et embuscades, sans préjudice
des insultes et menaces de leur couper les oreilles. A l'origine des combats,
on découvre de vieilles querelles de famille ou tout simplement une rivalité
amoureuse, ou encore des préséances de cabaret. Deux anecdotes mettant en
scène des duellistes roturiers seroiront ici d'apologue.
Soient deux marchands gascons prêts à se battre pour l'honneur de leurs gens.
L'un d'eux a chassé de ses bois une vieille femme qui allait faire des fagots
un jour de novembre 1643. Il se trouve que cette pauvresse était une
ancienne domestique de l'autre qui prend bruyamment sa défense. Il s'écrie
en prenant soin de se faire entendre de nombreux témoins que l'offenseur
et ses fils « allassent le trouver audit bois où ils les attendent, et qu'ils
portassent chacun leur épée pour faire au premier touché et que, s'ils ny venaient pas, lui et ses propres fils les assommeraient
de coups de bâton ».
Voici encore un autre cartel jeté par un marchand
angoumoisin à un officier de l'élection qu'il accuse de l'avoir taxé trop
lourdement dans l'assiette des tailles. « Monsieur, je vous veux voir l'épé en la main et me mander le lieu par le porteur.
Si vous ne voulez pas donner de rendez-vous, vous me manderez où vous
serez demain et je vous attendrai sur le champ.
Je crois que vous êtes trop honnête homme pour ne me vouloir satisfaire et
puisque la principale chose du monde c'est l'honneur, ainsi je ne doute pas
que vous n'ayez cette qualité là, aussi me donnerez-vous jour, autrement gardez
le bâton. Je suis, Monsieur, votre affectionné serviteur. »
Dans
chaque historiette, la morale est simple. Le défi lancé opposait, implicitement
mais clairement, les divers moyens de régler un différend. D'abord le recours
à la justice et à ses solutions onéreuses et procédurières, longues et incertaines,
était orgueilleùsement refusé. Ensuite, il était
affirmé que les hommes d'honneur savaient se reconnaître, qu'ils ne pouvaient
régler leurs querelles qu'avec du sang. Celui qui aurait voulu éviter ce choix
savait qu'il s'exposait au déshonneur, au mépris collectif, qu'il s'isolait
dans la société et s'excluait de l'estime publique.
A vrai dire, la cruelle étiquette du duel n'a peut-être
jamais été qu'un code de jeunesse
dont les sanglants usages ne s'attardaient pas au-delà des emportements
de vingt ans. Peut-être aussi la tolérance relative que montrent les textes
recueillis par Micheline Cuénin participait-elle
de l'indulgence que toute société réserve plus ou moins aux frasques et violences
de ses jeunes gens. Les hésitations du prince confronté aux belles insolences
de Rodrigue sont un autre champ de recherche. Si le prince reconnaît la
valeur de Rodrigue, il risque d'ériger le duel en règle commune. En revanche,
punir le Cid revient à encourager la lâcheté. Comme le notait plaisamment
un mémorialiste anglais, il faudrait en bonne logique punir le duelliste
non pas de mort puisqu'il ne la redoute pas, mais d'une peine infamante;
et si, au contraire, on veut affirmer le code de l'honneur, il faut condamner
à mort le lâche. Ainsi raisonnait Patrick Brydone
rapportant en 1770 les étranges lois de Malte
concernant le duel. « Malte est peut-être l'unique nation au monde
où le duel est permis par la loi. Les institutions qui régissent l'île sont
fondées sur les principes impétueux et romanesques de la chevalerie et ils
ont toujours considéré comme impossible d'abolir le duel même si des restrictions
ont été imposées afin d'en diminuer les risques. Elles sont assez curieuses;
les duellistes sont obligés de vider leur différend dans une rue particulière
de la cité, et s'ils osaient se battre en quelque autre endroit, ils seraient
passibles de toutes les rigueurs de la loi.
Ils sont aussi obligés, ce qui n'est pas moins singulier mais beaucoup
plus commode pour eux, de remettre l'épée au fourreau, sous peine des plus
sévères punitions, si cet ordre 'Oient à leur être donné par une femme,par un prêtre ou par un chevalier. » Dans cet
étonnant microcosme méditerranéen, l'honneur de l'Europe avait trouvé
un refuge minuscule. La chevalerie cosmopolite de Malte était encore, avant
l'assaut des soldats de Bonaparte, le foyer lointain et attardé des derniers
compagnons de Rodrigue.
Yves-Marie BERCÉ